PRELUDE

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- Kenneth ! Kenneth ! Réveilles-toi.
Le jeune homme sentit deux mains robustes le secouer vigoureusement sur son lit. Ouvrant les yeux, il vit une image floue flotter sur lui. Il ne discerna tout d'abord que les deux yeux bleu acier qui le fixaient intensément. Puis, au fur et à mesure que les brumes du sommeil et les dernières vapeurs d'alcool le quittaient, il put distinguer plus de détails. Le visage taillé à la serpe, le menton carré, les traits fins, la chevelure blonde abondante, tout cela désignait le nouveau venu comme Adam Wank.
- Allez ! reprit l'homme. L'heure est venue.
Kenneth regarda son interlocuteur s'éloigner lentement puis quitter la chambre qu'éclairaient des chandeliers. Il tourna la tête vers les volets ouverts et vit, au-delà des toits de la ville, au-delà des murailles du port, au-delà des mâts des navires, les premières lueurs du soleil poindrent à l'horizon. Il descendit du lit et s'approcha de la fenêtre. Un horizon terne, partagé entre une nuit agonisante et un jour naissant, s'étirait du port en contrebas jusqu'à se fondre dans l'immensité de l'océan.
Oui. L'heure était venue.
Pendant de longs mois, il avait attendu cette aube avec un mélange d'impatience, d'excitation et de crainte. Son estomac se noua tandis que les premiers rayons du soleil se lançaient à l'assaut du port. Des lanternes dansaient une ronde agitée autour d'une embarcation. A l'opposé, la ville encore plongée dans la pénombre lui fit penser à un géant mort.
Non ! Pas mort ! Se corrigea le jeune homme. Endormie seulement. Il ne fallait pas qu'il pense à son pays comme à un condamné. Sinon sa quête ne servirait à rien. Tout ce temps passé à apprendre en compagnie d'Adam aurait été vain.
Une porte s'ouvrit dans son dos.
- Votre bain est prêt, mon seigneur, annonça une servante.
S'arrachant à sa morne contemplation, Kenneth se dirigea vers la salle des ablutions jouxtant la chambre. Il fut saisit en entrant par le doux parfum des essences flottant dans la pièce. L'espace d'un instant, il oublia où il se trouvait. Il se vit, se promenant parmi les magnifiques massifs fleuris des jardins qui firent, naguère, la réputation de son pays. Il respira à pleins poumons la fragrance de chaque fleur qui emplissait l'air d'un bel après-midi de printemps.
- Mon seigneur ?
La voix de la servante le tira de sa rêverie. La jeune femme le dévisageait, une moue d'inquiétude barrant son visage. Après lui avoir adressé un sourire qu'il voulait rassurant, Kenneth se dirigea vers la baignoire fumante. Il se dévêtit et s'enfonça dans le grand récipient reposant sur quatre pattes de félin, sculptées dans le bois. La chaleur lui apporta une intense sensation de bien-être. Relaxé, il se laissa aller et ne pensa plus à rien.
De longues minutes plus tard, il se présenta à Adam dans le salon du rez-de-chaussée. Comme il s'y attendait, les yeux bleus acier l'inspectèrent minutieusement du sommet du crâne à la pointe de ses bottes. Il était vêtu d'une tenue simple et discrète qui suffirait à préserver son anonymat durant son long périple. Satisfait, Adam lui tourna le dos et se dirigea vers la porte d'entrée. Kenneth lui emboîta le pas. Tous deux se retrouvèrent à l'extérieur où une charrette les attendait. L'instructeur s'installa aux commandes tandis que son compagnon prenait place à ses côtés. Le jeune homme observa une fois de plus les alentours. La ville commençait à se réveiller lentement de sa longue léthargie. Ici et là de pâles lumières filtraient de rideaux tirés. A ses côtés les rennes claquèrent sur les deux chevaux et le martèlement de leurs sabots sur la route dallée rompit définitivement l'envoûtement qui avait plongé la cité dans une gangue d'obscurité et de silence.
- Tu parais bien soucieux, lança Adam sans détourner la tête du chemin.
- J'ai de bonnes raisons de l'être, non ?
- Je n'en vois aucune. Tu es le meilleur élève que j'ai jamais formé durant toute ma carrière. Si l'on m'avait confié l'instruction de ton prédécesseur nous n'en serions pas là aujourd'hui. Ce gamin n'était pas prêt. Toi si.
- Je te remercie, Adam. Tu es probablement le plus remarquable maître d'arme du continent occidental. Probablement même de tout Pangéa. J'espère me montrer digne de ta confiance et de ton entraînement.
- Je n'ai aucun mérite. Dans mon pays dès l'âge de quatorze ans tous les garçons effectuent périodiquement un séjour d'instruction militaire dans une caserne.
- Et dans le mien, nous étudions l'art et l'amélioration de notre confort. Toutes ces choses me paraissent étrangement futiles aujourd'hui. Peut-être aurions-nous pu éviter qu'Octan n'acquièrt un tel pouvoir à nos dépends si nous avions accordé un peu d'intérêt à l'art de la guerre.
Un silence plana un court instant.
- Tu sais, reprit le conducteur, j'aurais aimé t'accompagner, là-bas. Après tout, c'est aussi ma bataille.
- Je le sais, mon ami. Mais cette affaire concerne principalement les Kanais. C'est à Kan de réparer ses erreurs.
- Mais vous n'êtes plus les seuls concernés par la menace d'Octan et de ses alliés. Tout Pangéa est en danger à présent.
- C'est pourquoi les hommes de ta valeur doivent rester afin de préparer le continent occidental au conflit à venir.
Adam acquiesça sans mot dire. Kenneth contempla les vestiges de l'architecture qui avait été le symbole de la richesse et de la santé de l'île. Des maisons de deux ou trois étages aux devantures finement ouvragées s'étiraient de part et d'autre de l'avenue menant au port. Les massifs autrefois superbement fleuris qui les séparaient arboraient, à présent, une pâleur maladive. Les trottoirs avaient été conçus légèrement inclinés, les chaussées dallées présentaient un renflement en leur centre permettant à l'eau de pluie de s'écouler et s'évacuer dans des canalisations les longeant. Toutes ces astuces ainsi que l'existence d'un tout à l'égout témoignaient de l'avancée de Kan sur les autres pays de Pangéa. Cependant, rien de tout cela n'avait su les préserver de la convoitise d'Octan. A présent la gangrène rongeait l'île de l'intérieur et menaçait de la réduire à néant.
- Nous arrivons, annonça Adam.
Devant les deux hommes se dressait la muraille Nord. L'édifice courrait sur la seule partie abordable de l'île. Le reste n'étant que falaises et terribles brisants dont seuls quelques habitants savaient déjouer les pièges. Dans la crique, de frêles et élégants esquifs de pêcheurs se balançaient paisiblement au gré des flots. L'un d'eux, nommé Harpon attendait Ken. Le bateau devait le laisser au large d'Argolia. Une fois sur l'île le voyageur emprunterait une embarcation plus appropriée à son long périple jusqu'à Tilesh, la plus grande ville portuaire d'Ivish. Ivish, ce royaume où, dès quatorze ans, de jeunes gens étaient initiés à l'art de la guerre dans le but d'alimenter une armée de farouches combattants redoutés sur Pangéa. Depuis qu'il connaissait Adam, Ken avait souvent pensé que s'il s'était agit d'Ivish, Octan n'aurait jamais pû accomplir son forfait. Et sa vie, la vie de Kan toute entière ne ressemblerait pas à ce cauchemar. Comme à chaque fois que cette idée lui venait à l'esprit il eprouva un curieux mélange de honte, de remord et d'immense tristesse.
La charrette s'arrêta. Kenneth se pencha à l'arrière et saisit un sac à dos et un glaive. Puis il mit pied à terre.
- C'est ici que nos routes se séparent, jeune Kenneth. Que les dieux te gardent et te protègent !
- Je crains fort qu'ils ne m'aient oublié en même temps que mon peuple. Mais merci encore et adieu mon ami.
- Au revoir, Ken.
Les deux hommes se serrèrent la main puis le maître d'arme fit faire demi-tour à son attelage. Ken le regarda remonter l'avenue puis disparaître au loin. Il se tourna alors vers le navire qui devait l'emporter loin de son pays natal. Son esprit adressa une prière secrète à Cristal, déesse de la fécondité et de la prospérité, patronne de l'île de Kan, afin qu'elle le protège lors de sa quête.

CHRONIQUES DE PANGEA I: L'ASSEMBLÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant