Narration 2.

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Lorsqu'elle le vit, le jeune homme se tenait face au garde-fou du pont de la rue Charles Baudelaire, hésitant. La ville bénéficiant d'un coûteux éclairage public, Alice le distinguait parfaitement, alors même qu'elle était à une vingtaine de mètres de lui. Elle ne lui donna pas plus de dix-huit ans. Et cela lui coûtait, elle aurait aimé pouvoir vieillir un peu plus le garçon debout non loin d'elle. Car elle n'avait aucun doute sur ses intentions. Que pouvait-on faire d'autre face à un pont, seul, au beau milieu de la nuit ? Elle fut envahie d'une profonde tristesse à la vision de cette jeunesse se tuant dans l'œuf. Elle voulut l'aider, elle qui d'ordinaire ne songeait qu'à son bien-être et ses plaisirs éphémères.

Elle s'approcha silencieusement de lui, mais il l'entendit malgré tout. Il se tourna vivement vers elle et lui adressa un large sourire. Un sourire faux, de ceux que l'on prend pour ne pas inquiéter les autres, à vous fendre le cœur.
—Bonsoir, commença Alice.
—Bonsoir, répondit le garçon.
Elle ne savait pas quoi ajouter. Que dire dans un cas pareil ? Elle choisit finalement d'être sincère :
—Excuses-moi, je me trompe peut-être, mais je m'inquiète pour toi. Tout va bien ?
Le semblant de sourire s'élargit encore :
—Mais oui, ne vous occupez pas de moi.
Elle faillit le laisser. Elle voulut croire à son mensonge, par faiblesse. Jamais elle n'avait été confrontée à une telle situation. Elle recula de quelques pas et l'entendit soupirer de soulagement.

Elle lutta contre elle-même, les yeux fermés, serrant les poings, s'intimant de prendre la bonne décision. Elle se retourna d'un coup vers lui, le faisant sursauter.
—Non, dit-elle fermement, légèrement tremblante malgré tout.
—Non ? répéta-t-il.
—Je ne te crois pas. Je ne suis pas très douée pour comprendre les autres, mais c'est évident que quelque chose ne va pas. Et je ne peux pas te lâcher comme ça.
—Puisque je vous dis qu'il n'y a rien...
—Descends de là et discutons ensemble, alors, proposa-t-elle dans un sourire.
—Je...je ne sais pas trop.
Elle se sentait gagner en assurance à mesure que la résistance en face faiblissait.
—Viens, ça ne te coûte rien. Marchons un peu, on sera mieux qu'ici.

Il esquissa un geste, elle avait réussit, songea Alice. Elle se sentit fière d'avoir pu l'aider et surtout soulagée. Mais il se ravisa brusquement :
—J'ai des choses à faire.
—Quelles choses ?
—S'il vous plait... Laissez-moi.
La voix du jeune homme était suppliante, brisée. Alice le sentit au bord des larmes. Elle avança avec douceur vers lui, le saisit à l'épaule et l'attira contre elle.
—Ne... me touchez... pas ! hoqueta-t-il.
Elle le serra fort dans ses bras, lui caressa les cheveux et lui murmura des paroles réconfortantes, qu'il n'entendit sans doute pas car il avait éclaté en lourds sanglots.

Ils restèrent un moment ainsi, lui pleurant et elle câlinant. Il s'écarta finalement, les yeux rougis.
—Pourquoi...? demanda Alice avec douceur.
Il baissa le regard vers ses chaussures et fit semblant de ne pas comprendre :
—Pourquoi... quoi ?
—Pourquoi tu voulais mourir ?
Il écarquilla les yeux, surpris. Il ne s'attendait pas à une question si directe.
—Vous ne comprendrez pas... C'est bien trop stupide. Mais c'est ce que j'ai de mieux à faire.
Alice prit une profonde inspiration. Elle était émue par le jeune homme, elle voulait l'aider, mais ne savait pas comment faire. Elle laissa simplement parler son cœur et les mots tombèrent en cascade de ses lèvres :
—Dis moi, t'as pas l'impression de passer à côté de l'essentiel ? T'as même pas vingt ans, putain. Tu trouves pas que t'es un poil trop jeune pour mourir ? Oui, je sais, « la vie est une pute » , je connais la chanson. Mais tu vois, l'adolescence c'est facile pour personne. J'arriverai pas à t'expliquer pourquoi, parce que je le comprends pas très bien moi même, mais tout le monde souffre à cette période-là. Ça a l'air affreux, hein ? Mais y'a un autre truc que je sais aussi, c'est que la plupart du temps ça finit par s'arranger. Ok, je connais rien de tout ce qui a bien pu t'arriver. Je me doute qu'en ce moment, c'est pas simple. T'as besoin de soutien, un coup de pouce, un signe du destin pour te prouver que tout n'est pas foutu. Mais tu ne sais plus où chercher. Alors je vais te dire quelque chose de sincère : je suis là. Je te comprends et je suis là. Et tout comme vous êtes nombreux sur Terre à être malheureux, on est également nombreux à vouloir tout faire pour vous sortir de là. Alors écoute, oui c'est pas simple actuellement. Oui, la vie a pas été tendre avec toi ces derniers temps. Oui, t'as l'impression que personne n'est là pour toi. Oui, t'as le sentiment qu'il vaut mieux tout lâcher maintenant. Mais tu te trompes. T'es encore jeune, t'as mille et unes choses magnifiques à découvrir. Des gens prêts à te tendre la main pour t'aider à passer au-dessus des épreuves que tu subis, y'en a des tas. Alors faut pas hésiter à demander de l'aide. Accroche-toi, la vie est belle et, putain, qu'est-ce qu'elle vaut la peine d'être vécue. Certes, en ce moment ça va pas, alors t'as du mal à le voir, mais avec le temps la douleur s'estompera, t'oublieras un peu sa présence et tu discerneras à nouveau les couleurs. Crois-moi.

Il l'avait écoutée avec une attention profonde, le regard toujours rivé sur le sol. Il releva lentement la tête. Elle attendit en silence. S'il voulait se confier, ce serait sans doute maintenant ou jamais, elle le sentait. Il se racla la gorge, évita ses yeux qui cherchaient désespérément les siens et commença, le ton lourd et les épaules basses :
—Je ne compte pour personne et il n'y a personne qui compte pour moi. Au lycée, je n'ai pas vraiment d'ami... Je traine avec des gens, mais on se supporte juste mutuellement, je ne crois pas qu'il y ait une véritable amitié derrière tout ça. Une nécessité, plutôt, un simple besoin. À la maison, mes parents sont rarement là. Ils travaillent tard tous les deux, ils rentrent quand je suis sensé dormir. Ils ne m'entendent pas pleurer la nuit... Quand on se retrouve tous ensemble, on devrait être heureux, non ? On se voit si peu, on devrait en profiter et passer un bon moment en famille. Mais au lieu de ça, on s'engueule tout le temps. Papa crie sur maman parce qu'il reste une tâche sur le carrelage. Maman crie sur papa parce que le repas n'est pas encore prêt. Et ils hurlent sur moi parce que je ramène des sales notes à la maison. Ils pensent que j'ai foiré mes études. Je commence à croire qu'ils ont raison. Je n'ai aucun avenir, je le sais bien. Si vous saviez comme je me sens seul... Mais ça doit vous sembler ridicule, tout ça.

Il eut un bref éclat de rire, teinté d'aucune joie. Alice repensa à sa propre adolescence. Elle se rendit compte pour la première fois à quel point sa vie n'était pas heureuse et fut surprise de ne pas l'avoir remarqué auparavant. C'était pourtant évident, au final.
—Non, je comprends, bien plus que tu ne pourrais le croire... Puisque nous sommes tous les deux seuls, passons notre temps ensemble.
Il la fixa soudain droit dans les yeux, cherchant une quelconque trace de moquerie dans ses traits. Il n'en trouva pas.

Il descendit finalement, au grand soulagement de la jeune femme.
—Ne restons pas là, allons un peu plus loin.
Ils marchèrent donc, s'éloignant du pont et de son aura macabre, dans le silence de la nuit, ne sachant pas quoi ajouter.
—Je ne sais même pas comment tu t'appelles, fit-elle au bout d'un moment. Moi, c'est Alice.
—Valérian. Mais je déteste mon prénom... On dirait celui d'un vieux.
—Dans ce cas, il suffit de te trouver un surnom !
—Un surnom ?
—Oui, comme ça, plus de prénom ! Hum... voyons voir... Que dis-tu de... Val' ?

Il sourit, sincèrement, pour la première fois depuis leur rencontre.
— Ça te plait ? demanda Alice.
— Oui, beaucoup. On ne m'avait jamais donné de surnom avant.
Elle lui rendit son sourire et ils continuèrent de marcher ainsi. Ils brisèrent peu à peu la glace qui les maintenait éloignés l'un de l'autre. Alice découvrit la passion de Valérian pour les étoiles, les jeux vidéos et les ballades en forêt. Valérian apprit qu'Alice craquait complètement pour le chocolat, les reportages animaliers et la couleur rouge. Des informations qui n'avaient aucun lien entre elles, mais qui leur permettaient de mieux se comprendre. Ils n'avaient pratiquement aucun point commun, malgré tout, ils se retrouvaient l'un dans l'autre et s'entendaient bien. Tout ce petit monde oublia bien vite les circonstance de leur rencontre.

Val'se hivernale.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant