Narration 5.

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Ils attendirent un moment au bord de la route qu'un conducteur ne daigne s'arrêter pour les prendre avec lui. Ce fut finalement un homme d'une quarantaine d'années, au volant d'une vieille familiale écaillée, qui les fit monter dans sa voiture.
—Alors, les jeunes, où allez-vous ?
—Là où vous voudrez ! répondit joyeusement Alice.
—Moi, je vais à l'aéroport le plus proche, j'ai un avion à prendre ce matin pour le boulot, mais je doute que ça vous intéresse d'aller là-bas...
—Vous n'aurez qu'à faire un petit crochet par une route de campagne et nous déposer dans le premier village que vous verrez.
—Ah, vous allez me faire perdre pas mal de temps... Désolé, les jeunes, mais je suis un peu pressé.
—J'ai un peu d'argent, si vous voulez. 15€, ça vous va ? fit Alice en sortant les billets de sa poche.
L'homme changea immédiatement de discours et accepta finalement.

En vérité, il n'était nullement pressé. Comme d'habitude, il arriverait à l'aéroport avec au moins deux heures d'avance sur son vol et s'ennuierait ferme en attendant le décollage. La perspective d'un plus long trajet en voiture lui avait tout d'abord déplu, lui qui n'aimait pas trop conduire. Mais s'il pouvait se faire un peu d'argent... L'idée lui avait donc soudainement parut tout à fait convenable. Il regarda la jeune femme assise à côté de lui sur le siège passager. Et charmante, avec ça. Un doux visage sublimé par d'adorables hanches et une belle poitrine. Pas comme sa femme qui devenait de plus en plus laide au fil des ans... Il sourit en regardant Alice droit dans les yeux. Ce petit voyage lui plaisait bien, tout compte fait.

À l'arrière, Valérian n'avait rien manqué du regard que l'homme avait posé sur Alice. Il l'avait détaillé de haut en bas, l'air de rien, avec le sourire. Il frissonna de dégoût et pria intérieurement pour ne jamais devenir un tel homme. Cupide et pervers. Celui-ci avait tout gagné à la loterie des défauts... Il soupira. Peut-être aurait-il dû refuser de s'éloigner de la ville, finalement. Il commençait sérieusement à se demander comment ils feraient pour revenir. Ils avaient eu tant de mal à quitter la ville en stop, alors repartir de la campagne ! « Je ne rentrerai pas ce soir. Ni les autres soirs », avait dit Alice à son mari. Peut-être que c'était ça, le plan : ne jamais revenir. Partir refaire sa vie, à dix-sept ans, dans un trou perdu, avec une adulte inconnue... Ça ne plairait pas beaucoup à ses parents.

Il réalisa qu'il se fichait éperdument de leur réaction. Au moins, ils regretteraient peut-être de ne pas avoir su veiller sur lui. C'était la dernière part d'enfance qui demeurait en Valérian, ce besoin de renier l'autorité parentale. Il était épuisé et sentait ses paupières se clore malgré lui. Un coup d'œil au tableau de bord lui indiqua qu'il était deux heures passées. Il eut soudain une pensée pour le mari d'Alice. Valérian n'avait pas tout bien saisit, mais il semblait clair qu'elle l'avait trompé et qu'il avait finit par le découvrir... Étrangement, cette information ne changea nullement son opinion d'elle. Alice l'avait sauvé de la mort, il se refusait donc à la voir comme une mauvaise personne et il avait raison, car elle n'en était définitivement pas une. Il décida de ne simplement pas la juger. Peut-être avait-elle de bonnes raisons de tromper ce Richard, peut-être pas. Peu importe, ça ne le regardait pas. Il ressentit une certaine fierté d'avoir développé ce raisonnement. Il finit par s'endormir, le sourire aux lèvres.

Le regard de l'homme n'avait pas échappé à Alice non plus, mais elle avait choisit de l'ignorer. Cela la répugnait profondément, mais ce n'était pas le moment de faire des histoires, Valérian dormait paisiblement à l'arrière et elle ne voulait pas le réveiller. De plus, l'homme n'avait fait que la regarder et n'avait prononcé aucun propos inapproprié à son égard. Si elle se plaignait de quoi que ce soit, il pouvait très bien se mettre en colère et les abandonner sur le bord de la route... Elle n'était pas en position de discuter et elle avait déjà perdu de l'argent pour un trajet qui n'était pas encore achevé. « Dans peu de temps nous serons arrivés et je n'aurai plus jamais à le voir... Mais par pitié, faites qu'il arrête de poser son immonde regard sur moi ». Elle haïssait déjà ses stupides yeux gris. Qu'est-ce que c'était donc que cette couleur, d'ailleurs ? Avait-on idée d'avoir des yeux pareils !

Elle soupira et fit semblant de s'intéresser à la route pour détourner la tête vers la fenêtre et ne plus le voir. Elle sentait la fatigue pointer, mais elle s'interdit de s'endormir. « Au cas où ». Elle frissonna. Pourvu que le trajet ne s'éternise pas. Elle observa le paysage défiler, ils s'éloignaient lentement de la ville. Voilà longtemps qu'elle n'avait pas bougé si loin de chez elle... Si loin de Richard. Elle ferma fort ses paupières et se massa une tempe, puis rouvrit les yeux en se forçant à sourire. Il valait mieux ne pas penser à tout ça.

Ils arrivèrent environ une heure plus tard aux abords d'un petit village du nom d'Albas. Valérian s'était réveillé quelques minutes auparavant et il ne savait pas trop lui-même s'il se sentait un peu plus reposé ou non. Ils sortirent rapidement du véhicule, remercièrent l'homme dont ils n'avaient même pas prit la peine d'apprendre le nom et regardèrent sa voiture s'enfoncer dans la nuit. Il tourna au coin d'une rue et il disparut de leur vie pour toujours. Alice soupira de soulagement :
—Il me mettait mal à l'aise, ce type...
Valérian n'ajouta rien, perdu dans ses pensées, observant ce nouveau décor qui s'offrait à lui. Il relu le panneau de la ville. « Albas... Ça sonne un peu comme... Albatros. Décidément, Baudelaire ne me quitte pas, ce soir ».
—Il fait froid, non ? poursuivit Alice.
Valérian lui jeta un bref regard et sourit.
—Quelle idée de sortir en robe en plein mois de février, aussi ! la taquina-t-il.
—Je n'avais pas vraiment prévu de rester dehors cette nuit...
—Qu'est-ce tu avais prévu, alors ? demanda-t-il toujours amusé.
Elle ne répondit rien et détourna simplement les yeux pour ne pas le regarder en face. Oh, elle n'avait pas honte de ses multiples conquêtes, seulement aborder ce sujet avec quelqu'un d'aussi jeune la mettait mal à l'aise.

Un court silence suivit avant que Valérian ne finisse par comprendre de lui-même quel genre de sortie nocturne avait prévu Alice. Il rougit un instant puis, voulant rompre rapidement la gêne qui venait de s'installer en eux, retira son pull qu'il tendit à Alice. Elle s'en saisit et l'enfila par dessus sa robe.
—On se croirait dans un mauvais film romantique, plaisanta-t-elle.
—Je joue si mal que ça ? répondit-il dans un éclat de rire. Bon, où allons nous maintenant ?
—Je ne sais pas, on n'a qu'à visiter un peu par là ! fit-elle en pointant une direction du doigt.
Ils se mirent donc en marche, brisant faiblement le silence nocturne de leurs pas sur le gravier, qui constituait l'unique route du village, éclairés simplement par la pâle lueur de la lune.

Val'se hivernale.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant