L'Ombre de minuit

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       La dernière porte du village venait juste d'être scellée. Pressés derrière les interstices de nos propres barricades, nous guettions l'arrivée du monstre : le silence avait pris possession de la maison et les battements de nos cœurs, enhardis par la peur qui nous rongeait l'âme et le corps, raisonnaient furieusement à nos oreille. La lune elle-même semblait s'être retirée pour échapper à la créature, cachée dans l'ombre de notre bonne vieille Terre ; persistait seulement l'éclat de la Voie Lactée et celui, artificiel, des lunettes nocturnes de Janis, le seul d'entre nous à encore avoir le courage de regarder cette abomination en face.

— Alors ? demanda la voix d'une petite fille. Est-ce que... Est-ce qu'il est là ?

       Le petit asiatique fit la mise au point de son accessoire high-tech en soupirant.

— Pas encore, répondit-il dans un murmure. Mais je pense pas que ça va durer. Il vient toujours, les nuits sans lune.

       La fillette qui s'était interrogée se blottit dans les bras de sa grande sœur, Lydia. Cette dernière me jeta un regard implorant, comme à chaque nuit noire, que je ne pus soutenir plus de quelques secondes : je n'arrivais plus à le supporter. Comment pouvait-elle, comment pouvaient-ils encore me considérer comme un sauveur avec toutes les morts que nous avions essuyées ? Je ne méritais plus cette gratitude. Je n'étais rien de plus qu'eux, de toute façon : juste un ado ayant survécu à l'apocalypse grâce à un miraculeux vaccin...

       Un grondement terrifiant raisonna au dehors. Tout le monde cessa brusquement de respirer. Mon sang se glaça lorsque je vis Janis éteindre ses précieuses lunettes : il est sur la place du village, susurra-t-il au creux de mon oreille, si bas que je peinai à le comprendre.

       Mon cœur s'emballa encore un peu plus. Il est là. Malgré la rancœur qui ternissait ma foi, je priais silencieusement Allah pour qu'il bénisse nos barricades : il n'avait encore jamais répondu à mon souhait mais je restais patient. Je gardais l'espoir fou que cette nuit allait bien se passer. Elle devait bien se passer, car mon esprit ne pouvais pas survivre très longtemps à une autre salve de décès.

       Puis soudain, un sanglot : un pleur étouffé, à peine audible, mais tonitruant dans le silence qui régnait parmi nous. Je me risquai à jeter un coup d'œil par l'un des trous de notre barricade et croisai avec horreur le regard brillant, terrifiant et assoiffé de sang du monstre.

       Il avait parfaitement entendu.

       Il feula de contentement et se jeta contre la porte d'entrée si violemment que les murs de la maison tremblèrent, grondant à mon oreille avec presque autant de force que les cris de mes camarades. Mes encouragements au calme se perdirent dans la terreur générale et la créature, surexcitée à l'entente de cette cacophonie, grogna de plaisir, faisant quelques pas en arrière pour reprendre son élan. Je me sentis pâlir : en vue de l'immense fissure que cette première attaque avait laissée sur nos barricades, le prochain assaut serait le dernier. Ça y est, songeais-je avec désespoir. C'est la fin.

       Le son d'une flèche traversant les airs fouetta soudain mon tympan, précédant d'un millième de seconde le hurlement déchirant de la créature. Elle se recroquevilla un instant et lorsqu'elle se redressa, les babines frémissantes de haine, je pu remarquer qu'un empennage noir dépassait de son œil gauche : borgne mais pas agonisant, le monstre aboya rageusement et bondit en direction de son agresseur. Je suivis son mouvement du regard, surpris, et perçut du coin de l'œil une ombre glisser dans les ténèbres pour mieux pour décocher un second projectile. La sang gicla de la cuisse gauche du monstre et un nouveau hurlement déchira la nuit.

       Un autre flèche fusa mais, déviée par un traître courant d'air, rata sa cible ; une seconde, diablement précise, fut stoppée par les griffes de la bête et la troisième, la dernière que je vis ce soir là, fut gâchée par une habile esquive de la chose. Face au monstre, l'ombre avait reculé contre le mur du bâtiment d'en face et se retrouvait maintenant prise au piège : la luminosité était si basse que je n'arrivais pas à distinguer sa taille, son sexe, son accoutrement, ni même la forme d'un arc... Mais lorsqu'elle dégaina les deux machettes qu'elle avait cachées dans son dos, la lumière des étoiles frappant le métal la révéla durant quelques secondes. Je vis alors la forme svelte de son corps et la large capuche qui dissimulait son visage, puis elle disparut  de nouveau dans le sprint saisissant qui l'emmena jusqu'au monstre.

       J'entendis la créature crier, puis vit son adversaire se faire propulser dans les airs par un puissant coup de patte : la silhouette percuta violemment le bitume et roula sur plusieurs mètres mais, avant que je puisse réaliser qu'elle s'était redressée, l'une des ses courtes épées se planta dans la cheville du monstre. Elle évita un dangereux coup de griffe et repartit à l'assaut avec une détermination et une vivacité qui me donnèrent des frissons.

       Un coup à la tête. Un coup au flanc. Un coup à la nuque. La créature saignait abondamment mais n'était pas encore prête à abandonner. Elle poussa un rugissement qui raisonna jusqu'aux tréfonds de mon âme et chargea son ennemi, dotée d'une rage, d'une vitesse et d'une violence que je ne lui avais encore jamais vues. Je n'avais alors plus aucun espoir pour notre mystérieux sauveur, aussi habile semblait-il être.

       Un geyser liquide crépita sur le mur de notre maison, puis plus rien. Le silence. Une forte odeur métallique monta lentement jusqu'à nous, encourageant Janis, moi-même et quelques curieux à jeter un coup d'œil au dehors : une immense carcasse gisait au bout d'une traînée luisante, l'œil vide et les tripes à l'air. Le monstre n'était plus.

       Non loin, un individu habillé de noir reprenait difficilement son souffle. Je le fixai longuement, gravant dans ma mémoire chaque petit détail de son allure, de sa tenue, de sa posture, puis gratifiai ce miraculeux sauveur d'un regard à la fois reconnaissant et admiratif ; mais mon insistance finit par lui faire dresser la tête et, après un coup d'œil des plus mystérieux, l'individu courut se réfugier dans les ténèbres environnants. Il ne revint jamais au village.



       Je crus que ce miracle ne serait que le notre mais, rapidement, un étrange phénomène se propagea dans les refuges alentours : la nuit venue, lorsque la lune se cachait et que la mort guettait les survivants, une ombre se détachait des ténèbres pour chasser le danger. Personne ne connaît son nom, ni même son visage... Ainsi s'est forgée la légende de l'Ombre de minuit, protecteur des derniers humains de la Terre. J'ai encore du mal à me dire que j'ai rencontré cette personne en chair et en os... Ou bien cet être n'est-il tout simplement pas humain. Qui sait ? Mais le fait est qu'il m'arrive toujours d'en rêver, certains soirs, ou bien de me replonger dans les souvenirs de cette nuit lorsque la fatigue du voyage me pèse un peu trop.

       J'ai été sauvé par une légende.

       J'ai été sauvé par l'Ombre.

       Et j'espère qu'un jour, je pourrai lui rendre la pareille.



* Dimension Désertée *

À travers les MondesWhere stories live. Discover now