Le malade, le mourant et le vieil homme

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Dans un palais vivait Hoyio. Pas un palais prestigieux dont les tours se dresseraient fièrement dans le ciel et dont la seule silhouette des toits émergeant du paysage redonnerait vigueur au voyageur fatigué quand celui-ci les apercevrait se découper au loin dans l'horizon entre deux montagnes. Pas non plus un palais surplombant majestueusement une cité dont les habitants s'empliraient d'admiration et de respect chaque fois que depuis leurs ruelles populaires ils lèveraient les yeux vers les grandes marches qui les séparent de leur souverain, pas non plus l'un de ces palais dont le rayonnement culturel se propagerait dans toutes les contrés éloignées, et dont chaque nobliaux du pays espèrerait être un jour admit à sa table, dont chaque intellectuel rêverait de visiter sa grande et prestigieuse bibliothèque regorgeant de savoir et de trésors. Ce n'était pas non plus un palais de seigneurs autoritaire, dont la seule évocation du nom remplirait d'effroi les monarques voisins. Même pas le petit manoir d'un noble de campagne, qui accepterait avec humilité et honneur son rôle de petit daimyō*  responsable d'une petite terre peu fertile, et qui bravement œuvrerait nuit et jour à administrer au mieux ses terres, ses coffres et ses gens, pour la survie de tous. Non, ce n'était rien de plus qu'un petit pavillon mal entretenu, qui n'avait plus aucune grandeur, aucune majesté, car le daimyō avait abandonné tout panache et toute sagesse, et n'entretenait plus les lieux. Ses courtisans ne mangeaient plus à sa table qu'une soupe de poisson, du riz blanc, et quelques pousses de soja, et ils cachaient de moins en moins leur mécontentement. Les divertissements mondains avaient disparu, remplacés par des réjouissances populaires ouvertes à tous qui avaient lieu dans la salle des fêtes du village, et où les gens les plus éduqués devaient subir la compagnie grossière des paysans abrutis par le travail de la terre, et les impertinences des bourgeois abêtis par leur or.

A ce stade du récit, Hoyio Shintekka n'était rien d'autre qu'un apprenti notaire de sept ans, et personne hormis le lecteur ne se doutait qu'un destin formidable l'attendait. Hoyio, jusqu'à présent, n'avait aucun autre soucis que sa place dans ce palais, et la notoriété de son daimyō, qui périclitait à mesure que les rumeurs se répandaient sur l'indécence avec laquelle il dilapidait son temps à recevoir ses paysans dans son palais pour écouter leurs doléances, ou à passer des journées entières les pieds dans la boue pour s'enquérir de leur sort lorsque le passage de quelque typhon détruisait leurs villages, et qui dans le déshonneur était allé jusqu'à dilapider ses possessions en faisant l'aumône (une pratique barbare à laquelle s'abaissaient certaines peuplades occidentales de l'autre côté des montagnes). Vraiment c'était une image dégradante de faiblesse et de décadence absurde que renvoyait aujourd'hui la province de Bafuku.

Bien qu'il déplore que sa maison se fasse de jour en jour moins recommandable, Hoyio n'avait jamais songé à la quitter. L'idée de partir ne lui procurait ni appréhension ni excitation, pas plus qu'à un poisson de haute mer il pourrait venir un sentiment quelconque à l'idée de galoper dans la prairie : cette idée lui était trop étrangère pour qu'il puisse seulement avoir un a priori dessus. Son monde était ici : le palais était sa maison, les rues de Bafuku constituaient le monde extérieur, et les palissades en bois de la ville étaient les limites de son univers. Parfois il entendait parler d'autres cités que la sienne, mais il traitait l'information comme une curiosité intellectuelle sans application concrète dans sa réalité, comme on réagit lorsqu'un astronome nous rapporte la géométrie de la trajectoire d'un objet céleste. Quant aux autres provinces qui s'étendaient sur la Grande Terre, Hoyio n'en avait jamais entendu parler, pas plus que des autres îles de l'Archipel, et encore moins de ce qu'il y pouvait y avoir au-delà du grand Archipel.

Mais pour Hoyio, tout ceci allait changer. Lorsqu'Hoyio eut sept ans, son maître Mutsu décida qu'il était temps pour lui de faire ses premiers pas hors des remparts périphériques, car la profession de notaire l'exigeait parfois, et le jeune garçon devrait tôt ou tard l'apprendre. Or justement, Mutsu avait un dossier à régler : un puissant marchand en ville était mort, cédant son patrimoine à son unique frère, qui vivait au fond des rizières dans les terres de l'Est. Mutsu et Hoyio partirent donc en chariot sur les grandes routes.

La Cité aux Mille CerisiersWhere stories live. Discover now