CHAPITRE 4 : Le Manoir Mervel.

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À peine eut-elle posé le pied par terre, qu'Alice entendit une cloche tinter vigoureusement. Répondant à l'appel, un groupe de personnes vint s'aligner devant l'entrée dans une chorégraphie bien étudiée.
Ils étaient vêtus des uniformes noir et blanc des domestiques, qu'Alice avait déjà pu voir en passant un jour dans les beaux quartiers d'Oxford. Madame Elisa fit des présentations rapides. Anette, une petite jeune femme aux cheveux roux flamboyant, était la femme de chambre. Stephan, un grand monsieur avec une calvitie et des cheveux gris était le majordome. Celui-ci se pencha vers Alice et lui fit un baise-main courtois. « Ravi de vous rencontrer Mademoiselle Mervel ! » lui dit-il. Rosetta était la cuisinière. Elle rappelait à Alice Madame Bonamy et cette pensée lui plut. Elle en salua ainsi plusieurs. Oswald, un jeune valet, qui ne semblait pas plus âgé qu'elle, lui fit une révérence sur son passage. Elle ne put retenir tous les noms. Jamais elle n'avait rencontré autant de monde d'un coup.
Madame Elisa conduisit ensuite Alice dans le manoir. Tout comme à l'extérieur les murs étaient faits de pierre grise. D'énormes chandeliers éclairaient l'intérieur, et Alice eut le sentiment d'avoir pénétré dans un château.
Elle suivit Madame Elisa, qui avait emprunté un couloir, lui aussi éclairé par des chandeliers. Alors qu'elle marchait, Alice observait les immenses tableaux accrochés aux murs, qui représentaient des scènes hors du commun. Sur l'un d'entre eux, on pouvait voir une femme assise tranquillement sur une chaise en train de lire, la tête en bas, sa chevelure retombant vers le sol. Sur un autre, un homme d'une taille anormalement grande tenait dans sa main un cheval et se promenait le plus naturellement du monde sur une berge en bord de mer.
Elles s'arrêtèrent enfin devant une grande double porte, qui s'ouvrit d'elle même à leur approche. Enfin, c'est ce que pensait Alice avant de voir qu'un domestique se tenait de l'autre côté.

Le salon dans lequel elles avaient pénétré était immense, et richement décoré. Au centre de la pièce, d'énormes fauteuils à moulure d'or étaient disposés en cercle autour d'une table basse en bois brillant. Sur l'un des fauteuils, un homme vêtu d'un complet veston fumait une pipe distraitement en lisant le journal.
Il leva les yeux vers les nouvelles arrivantes. « Vous voilà, enfin, dit-il dans un nuage de fumée épaisse. »
Il se leva et vint à leur rencontre. Grand, les cheveux du même chocolat que Madame Elisa, il arborait une magnifique moustache de la même couleur.
« Bonjour, tu dois être Alice. » Dit-il, en la regardant intensément. Il ressemblait vraiment beaucoup à Madame Elisa se dit Alice, et s'ils étaient tous de la même famille, elle n'avait pas encore vu la moindre ressemblance avec elle.
« Bonjour Monsieur, répondit-elle d'une toute petite voix.
- Tu peux m'appeler Archibald. Tu ressemble beaucoup à ta mère. Il n'y a aucun doute, c'est bien la fille de Lorelei, dit-il en regardant sa fille.
Je le sais. Asseyons-nous, dit doucement Madame Elisa. »
Alice s'installa en face de Madame Elisa et d'Archibald. Ce dernier demanda au domestique présent dans le salon de leur servir le thé. Quelques minutes plus tard, une tasse fumante entre les doigts, Alice attendait fébrilement l'instant ou elle pourrait poser son millier de questions à sa nouvelle famille. Les choses incroyables qu'elle avait vues jusque-là dépassaient son imagination, pourtant déjà bien grande.
Et qui était donc son père, ce mystérieux Jonas Mervel ? Où se trouvait-il aujourd'hui ? Et sa mère à qui, selon Madame Elisa, elle ressemblait tant ?
Archibald avait posé son journal. Il but une gorgée de son thé et brisa enfin le silence : « Tu dois te poser beaucoup de questions, j'imagine, et j'espère que nous pourrons répondre à un certain nombre d'entre elles.
Tout d'abord, je voudrais que tu saches à quel point nous sommes heureux de t'avoir retrouvée. Quand les colibris m'ont rapporté ce qu'ils avaient vu dans cet orphelinat j'ai su qu'il fallait qu'on te sorte de là le plus vite possible. Si seulement nous avions su plus tôt que Jonas et Lorelei avaient eu une fille, dit-il d'un ton grave. Quoi qu'il en soit, tu es ici chez toi.
- Tiens, ce sont tes parents, dit Madame Elisa en lui tendant un cadre photo, cette photo a été prise quelque temps avant qu'ils ne quittent le manoir. C'était à peu près un an avant ta naissance. »
La photo représentait un jeune couple souriant, d'une vingtaine d'années. Lui avait les mêmes boucles chocolat que madame Elisa, et était aussi grand qu'Archibald. Menue et lovée dans ses bras, une petite blonde aux yeux violets le regardait amoureusement. Elle comprenait mieux cette fameuse ressemblance avec sa mère maintenant.
Elle tendit le cadre à sa tante, qui le refusa d'un geste tendre : « Tu peux la conserver. Je t'en prie. »
Alice parvint à balbutier un remerciement confus. Une émotion étrange l'avait envahie à la vue du portrait de ses parents. Une sorte de tristesse mêlée à de la joie. D'un côté elle connaissait enfin le visage et le nom de ses parents, et d'un autre côté leur absence n'en était, elle, pas moins évidente.
« À l'époque, reprit Archibald qui fumait toujours sa pipe, avant ta naissance, le monde des mille merveilles a connu une guerre terrible...
- Archibald ! L'interrompit vivement Madame Elisa, je ne suis pas sûre que ce soit le bon moment pour évoquer ce sujet !
- Comment !? dit Archibald avec colère, tu ne veux pas expliquer à cette enfant ce qui a mené à son abandon !? Lui expliquer pourquoi elle a passé douze ans dans cet orphelinat ?!
- Bien sûr que si, je dis simplement que ce n'est pas le bon moment, voilà tout. Elle vient d'arriver, laisse-lui le temps de s'adapter au moins. Elle ne connaît rien de ce monde, et la seule chose que tu feras c'est lui faire peur. »
Archibald se mit à bougonner dans sa moustache. « Elle a douze ans, ce n'est plus un bébé. »
Madame Elisa fit mine de s'avouer vaincue, mais mit en garde Archibald : « Tu ne lui racontes que le strict nécessaire. »
Alice les avait regardés se chamailler, se demandant s'ils n'avaient pas oublié sa présence. Archibald se tourna enfin vers elle. « Je te disais donc, avant ta naissance, nous avons connu une guerre terrible. Des forces sombres s'étaient éveillées dans les bois maudits, et un homme est apparu, accompagné des pires créatures que ce monde ait pu voir. Il se faisait appeler — Archibald se mit soudain à murmurer — le sombre chapelier. Cet homme était vraiment de la pire espèce, rongé par la cupidité et la soif de pouvoir. Il avait le don de manipuler les esprits, et convoitait le trône, occupé alors par la fée blanche Elenor et son époux Alanor. Le peuple bien sûr s'est soulevé contre lui, et une guerre débuta. Des fées noires et des trolls ravageaient des villages entiers. Partout où il passait, le sombre chapelier semait la mort. La famille royale, qui avait épuisé une grande partie de ses ressources comme celles du peuple, dut faire appel aux Mervel. »
À cet instant, Madame Elisa toussa bruyamment. Archibald lui jeta un regard en biais et se retourna vers Alice, suspendue à ses lèvres.
« Je te disais donc que la famille royale se tourna vers la famille Mervel. Disons que nous avions des capacités particulières qui pouvaient aider la famille royale, et tout le peuple du monde des mille merveilles. » Madame Elisa eut l'air soulagée. « Et cela fonctionna. Avec l'aide de Jonas, nous avons mis en déroute le Sombre Chapelier, sans pour autant le capturer malheureusement. Il arrivait toujours à nous échapper. Nous avions perdu sa trace dans le bois maudit depuis quelque temps quand le manoir a été attaqué par des fées noires. Nous étions absents avec Jonas, mais nous sommes arrivés à temps pour sauver Lorelei et ta tante Elisa. Personne n'a été blessé gravement, mais Jonas a jugé plus prudent de s'éloigner pour mettre Lorelei à l'abri. Nous avons décidé de rester ici et tes parents sont partis s'installer près d'Oxford. Ils limitaient les contacts entre les deux mondes. Nous avons appris la mort de Lorelei un an plus tard, et ton père avait disparu. Jonas nous avait caché la grossesse de Lorelei et aucun article ne parlait de la découverte d'un bébé sur les lieux où Lorelei avait été retrouvée. Nous avons appris ton existence il y a quelques jours. » Il ouvrit un tiroir de la table basse et en sortit une feuille. Il la tendit à Alice qui lut : « Une enfant du temps se trouve à l'orphelinat du saint sinistre. Une enfant du temps ? s'étonna-t-elle. Qu'est ce que ça veut dire ?
- Heu... ton père était... disons... se mit à balbutier Archibald
- Un horloger, l'interrompit madame Elisa. Un horloger de talent. C'est grâce à cela que nous avons su qu'il y avait un lien avec mon frère Jonas.
- Il n'y a pas de signature, dit Alice, savez-vous qui a envoyé cette lettre ?
- Non, lui répondit Madame Elisa, Anette m'a apporté mon petit déjeuner avec le courrier comme d'habitude, et cette lettre en faisait partie. Aucune enveloppe, juste cette feuille. Mes recherches nous ont vite conduites à Oxford, puis à South Hinksey où j'ai retrouvé ta trace grâce aux archives de la police.
- Nous avions recherché ton père, dit Archibald d'une voix triste, durant longtemps, mais il avait disparu, et pour faire bonne mesure le sombre chapelier également. Les années sont passées et jusqu'à aujourd'hui nous ne les avons pas revus, ni l'un ni l'autre. Sans leur leader, les fées noires se sont vite disséminées aux quatre coins du pays, et les trolls, sans la magie des fées, ont vite été mis en déroute et la paix est revenue. »
Madame Elisa se resservit une tasse de thé. Alice se demandait quels genres de capacités pouvait bien posséder la famille Mervel pour que des rois et des reines fassent appel à eux en temps de guerre. Et qui était ce terrible personnage qui se faisait lui-même appeler Le Sombre Chapelier ? Elle n'osa pas poser ces questions à haute voix, au vu de la réticence évidente de sa tante sur le sujet. « Voilà, tu sais à peu près tout, reprit Archibald, enfin l'essentiel en tout cas. »
Il prit alors une clochette qui se trouvait sur le plateau et la fit tinter. Le domestique, un grand jeune homme blond, vint prendre le plateau de thé. « Veuillez nous envoyer Anette, mon cher John, lui dit Archibald.
- Bien monsieur. »
Une minute plus tard, Anette arrivait, elle avait dû courir, car elle avait les joues toutes rosies. « Anette, veux-tu montrer sa chambre à Alice ? Et dis à Rosetta que nous allons déjeuner dans la véranda. Dans 30 minutes, cela serait parfait. »
La jeune femme acquiesça tout sourire, et fit signe à Alice de la suivre.
Tenant toujours la photo de ses parents, Alice se leva et l'accompagna à l'extérieur du salon sous le regard bienveillant de sa nouvelle famille.
Deux étages plus hauts et quelques couloirs plus loin, Alice découvrit sa chambre. Moins extravagante que le salon, la pièce n'en était pas moins charmante. Un grand lit à baldaquin, un bureau et une grande armoire, tous faits de bois, constituaient l'essentiel des meubles. Une grande fenêtre laissait pénétrer la lumière du soleil.
Après le dortoir, cette chambre ressemblait à un palace pour Alice. Elle se défit de ses maigres possessions, qu'elle avait emballées à la hâte en se servant d'un vieux sac rapiécé. Elle s'assit un instant sur le lit, et posa la photo sur la petite table de nuit qui le jouxtait. « Quelle incroyable journée » se dit-elle à voix basse.
Lorsqu'elle ressortit de la chambre, Anette l'attendait à sa grande surprise. « Je vous accompagne dans la salle à manger Mademoiselle Alice, si vous voulez bien me suivre.
- Ho merci mademoiselle, lui dit Alice poliment.
- Vous pouvez m'appeler Anette Mademoiselle. Je suis ravie de vous rencontrer, vous savez, je n'ai pas connu Madame Lorelei, mais elle était très appréciée ici. »
Alice se sentit un peu gênée, elle en savait moins sur ces parents que la plupart des gens qui vivaient ici. Elle suivit Anette à nouveau, et ensemble elles descendirent au rez-de-chaussée.
Elles repassèrent devant le salon et s'arrêtèrent quelques mètres plus loin devant une autre double porte semblable à la première. Anette entra, suivit de près par Alice. La jeune femme de chambre semblait perplexe tout d'un coup. « Et bien où sont-ils ? Je pensais que c'était l'heure du déjeuner, dit-elle à haute voix, plus à elle-même qu'à Alice pourtant.
- Je crois que Madame Elisa a dit que nous allions déjeuner dans la véranda, lui dit Alice
- Ha bon ? Ho, bien sûr, j'avais oublié, je suis vraiment tête en l'air, répondit Anette en se frappant le front. C'est par ici, suivez-moi. »
Elle tourna les talons, et conduisit Alice au bon endroit.

Ce que Madame Elisa appelait la véranda s'avéra être en réalité une sorte de serre géante au mur de vitres qui donnaient sur le jardin. D'immenses plantes qu'Alice n'avait encore jamais vues s'élevaient de part et d'autre de la pièce. Sous les hauts plafonds vitrés, Alice aperçut une ribambelle de colibris de toutes les couleurs ainsi que quelques fées bleues, comme celle aperçue le matin même.
Sa tante et son grand-père étaient installés sur une grande table en fer forgé, sur laquelle on avait disposé couvert et nourriture en abondance. Alice s'installa et Anette leur servit la soupe.
« Alors, comment trouves-tu ta chambre Alice ? Elle te plaît ? lui demanda Madame Elisa.
- Oui beaucoup, s'empressa de répondre Alice.
- Tant mieux. Je veux que tu te sentes ici chez toi. »
Archibald lui posa quelques questions, sur sa vie à South Hinksey, l'école, ses amis si elle en avait. Alice tenta d'y répondre, en embellissant les choses du mieux qu'elle pouvait. En effet, certains détails de son existence arrachaient à Archibald des expressions tantôt tristes tantôt horrifiées.
« J'aimerais t'emmener demain faire une visite de la ville Alice, on pourrait en profiter pour faire des emplettes, qu'en dis-tu ? lui demanda Madame Elisa alors qu'ils entamaient le dessert, une délicieuse tarte à la fraise.
Avec plaisir ! répondit Alice joyeusement. »

Ils n'évoquèrent plus le Sombre Chapelier ce jour-là ni les parents d'Alice. Ils firent un peu connaissance, se découvrirent un peu, et lorsqu'Alice rejoignit enfin sa chambre pour se coucher, elle s'endormit avec la conviction qu'elle était la petite fille la plus chanceuse du monde.

Alice Mervel, Les Secrets du TempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant