CHAPITRE 14 : Temps de travers et monde à l'envers.

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Les jambes tremblantes, la gorge serrée, Alice sortit de la bibliothèque, sous le regard de l'imposteur qui avait pris la forme de Stephan. Janice, dont les sanglots faisaient trembler tout son corps, était restée assise sur une chaise.

Alice n'aurait su dire comment elle atteignit sa chambre. Une fois la montre et le carnet en sa possession, elle redescendit les marches et manqua de tomber une bonne douzaine de fois, tant ses jambes ne la soutenaient plus.
Elle croisa Rosetta, qui transportait une caisse d'oignons vers les cuisines :
« Voulez-vous que je vous fasse porter une part de gâteau dans la bibliothèque Mademoiselle ? »
Alice se contenta de secouer la tête pour lui répondre. Si elle ouvrait la bouche, elle risquait de hurler. Rosetta haussa un sourcil, puis reprit son chemin.

Elle poussa enfin la porte de la bibliothèque. L'imposteur était toujours debout, un couteau à la main, près de la chaise ou Janice était assise.
« J'ai... j'ai la montre. Maintenant laisse partir Janice.
- J'ai encore besoin d'elle un petit moment, dit-il caressant les cheveux de Janice. Ouvre la montre ! » lui cria le majordome, plus menaçant que jamais.
Alice s'exécuta. « Maintenant, tu vois le symbole de l'infini, sur le cadran ? »
Alice fit oui de la tête. En effet, un petit symbole doré en forme de huit se trouvait sur le contour d'un des sous-cadrans.
« Tu vas aligner l'aiguille dessus, et appuyer sur le bouton qui se trouve sur le dos de la montre. » Alice n'avait pas encore étudié cette partie du manuel.
« Que va-t-il se passer lorsque j'aurais appuyé sur ce bouton ? demanda-t-elle d'une toute petite voix.
- Tu vas faire un petit voyage, dans un endroit très spécial. Je veux que tu ailles chercher quelqu'un.
- Et comment saurais-je de qui il s'agit ?
- Tu sauras de qui il s'agit lorsque tu l'auras trouvé. Et si jamais... tu reviens sans cette personne... », le majordome fit glisser le couteau sur le cou de Janice.
Celle-ci tremblait tellement qu'Alice crut qu'elle allait s'évanouir. Elle fit tourner une des couronnes et appuya sur le bouton derrière la montre. Comme la première fois, la montre se mit à émettre son tic-tac hypnotique.
Alice ferma les yeux. Elle essayait de se concentrer, mais la peur l'en empêchait. Ne sachant pourquoi, elle pensa à son père. Cette idée lui donna une sorte de courage, et elle prit une profonde inspiration.

Un instant plus tard, elle ouvrit les yeux. Au début, elle fut éblouie par la clarté qui régnait à l'endroit ou elle avait atterri. Peu à peu, ses yeux s'adaptèrent et elle inspira bruyamment. La pièce, de forme circulaire, ressemblait à l'intérieur d'une horloge grandeur nature. D'énormes rouages se superposaient ou s'imbriquaient les uns aux autres. Elle baissa les yeux et constata qu'elle-même se tenait debout sur un rouage géant. Sur les murs, d'étranges formes lumineuses se mouvaient, sans qu'Alice ne puisse distinguer de quoi il s'agissait.
Elle s'en approcha prudemment et poussa un cri. Les formes lumineuses étaient en fait des images qui se déroulaient à la manière d'un film. Dans l'une, on voyait un groupe d'hommes vêtus d'uniformes bleus combattre des trolls monstrueux munis d'épées géantes. Les images étaient fascinantes bien que d'une grande violence. Elle s'en détourna et en regarda une autre. Dans celle-là, on voyait des personnes en tenue de soirée en train de danser, et une femme très jeune aux cheveux couleur chocolat virevoltait sur la piste avec le roi Alanor, plus jeune lui aussi, en riant aux éclats. « Tante Elisa ! » murmura-t-elle le souffle court.
C'était comme si les murs racontaient le passé.
Mais Janice était en danger, et Alice devait trouver la personne que l'imposteur tenait tant à retrouver.
Elle fit le tour de la pièce, mais il n'y avait aucune porte. Les rouages, qui se superposaient au-dessus d'elle, devaient peut-être mener quelque part. Elle se mit alors à grimper. Un mètre après l'autre, elle remonta dans ce qui ressemblait de plus en plus à une tour sans fin. Essoufflée, en sueur, elle grimpa enfin un dernier rouage, en puisant dans ses dernières forces. À bout de souffle, elle se laissa tomber sur le dos. Mais quel était donc cet endroit et pourquoi n'y avait-il aucune issue ?
Elle se releva, un peu trop vite. La tête lui tournait à présent et l'épuisement qu'elle ressentait l'amena aux bords des larmes.
Elle leva les yeux pour mieux observer le plafond. Au-dessus d'elle, au milieu du plafond, se trouvait une sorte de trappe. En levant les bras, elle touchait presque la poignée. À force de sauts, elle réussit à l'attraper, et ouvrit la trappe. Elle vit d'abord une forte lumière, mais c'était le ciel qu'elle voyait. Contrairement au monde des merveilles, celui-là était d'un gris sombre et orageux.
Elle s'encouragea intérieurement encore une fois, pensa à Janice, et d'un bond se hissa hors de la trappe.
La première chose qu'elle vit en sortant la tête fut de l'herbe. Asséchée, elle s'étendait à perte de vue sous ses yeux. Elle s'était hissée jusqu'à la taille, quand elle sentit tout son corps se propulser hors de la trappe comme soudain attirée par une autre force de gravité. Elle roula sur l'herbe et se retrouva sur les fesses en une seconde.
Un instant elle crut être dans la ville de Marvela. Le paysage lui était familier. Mais rapidement, elle se rendit compte que ce n'était pas le cas.
Les maisons étaient en ruine, et il n'y avait pas âme qui vive dans les rues désertiques. Le ciel assombrissait le paysage lugubre, qui faisait frissonner Alice. Elle prit instinctivement le chemin du manoir, car si elle devait retrouver quelqu'un dans cette ville fantôme, il fallait bien qu'elle commence quelque part. Mais à la vue du manoir, elle regretta rapidement son idée. Il était en ruine, et si l'aspect lugubre de la ville était effrayant, celui du manoir était encore pire.
Les murs de pierres, qu'elle connaissait gris et clairs, étaient d'un noir de charbon. Les fenêtres les portes, tout était détruit. Des mauvaises herbes avaient envahi le jardin, et le chêne ressemblait maintenant à celui de l'orphelinat. Des larmes roulèrent le long de ses joues. Elle allait s'essuyer les yeux quand elle crut voir quelque chose bouger derrière une fenêtre à l'étage.
Malgré sa peur, elle entra, les jambes tremblantes. L'intérieur était dans un état épouvantable, et Alice se demanda bêtement comment réagirait Stephan s'il voyait ça. Elle parcourut les couloirs, quelques pièces, mais il n'y avait personne. Peut-être dans l'aile ouest.
Il n'y avait pas de cordon rouge qui barrait le passage cette fois. Alice s'introduisit dans l'aile ouest, et se dirigea directement vers l'atelier de son père. Comme elle s'en doutait, l'endroit était désert et en ruine, comme le reste du manoir. Des horloges brisées étaient éparpillées au sol, et Alice remarqua qu'aucune ne ressemblait à celles qu'elle avait vues dans l'autre manoir.

Où pouvait être cette personne que cet imposteur cherchait tant? Il fallait qu'elle cherche dans la ville. Elle sortit du manoir, la mine défaite. Bien que l'endroit soit désert, elle ne put s'empêcher de ressentir une sensation désagréable. Comme si quelqu'un l'observait dans son dos. Mais un regard alentour lui confirma qu'elle était bel et bien seule.

Elle marcha jusqu'au centre de la ville. Elle arpentait la cour des merveilles depuis une heure ou dix, elle ne savait plus quand elle l'entendit. Une musique s'élevait, douce et suave, et s'amplifia à mesure qu'Alice s'approchait de sa source.
L'enseigne de la boutique d'où semblait provenir le son indiquait: Les Miroirs Mirobolants de Narcisse Versalis . La vitrine, comme toutes les autres, était cassée, et des miroirs, cassés eux aussi, étaient empilés un peu partout en désordre.
L'endroit était sombre, mais suffisamment éclairé pour qu'Alice puisse s'y déplacer sans trébucher. Des miroirs jonchaient le sol, et rien dans la boutique n'indiquait qu'il y avait quelqu'un. Derrière le comptoir, une porte fermée semblait mener à une remise. La musique devait forcément venir de là, se dit-elle.
Elle contourna le comptoir, ouvrit la porte et pénétra à l'intérieur. Un instant plus tard, les yeux accoutumés à l'obscurité qui régnait, Alice distingua un tourne-disque qui continuait à jouer sa musique douce. Les murs étaient recouverts de miroirs en tout genre et en parfait état. Au centre de la pièce se trouvaient une table et une chaise, sur laquelle était assis un homme qui lui tournait le dos. Il portait une redingote et un chapeau haut de forme rapiécé. La musique cessa soudainement et une voix d'outre-tombe s'éleva : « Bonjour Alice ».

Alice Mervel, Les Secrets du TempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant