Vieillesse

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L'herbe fraîche caressait ses narines presque autant que les rayons du soleil ses joues. L'eau du lac qui s'étendait à perte de vue devant lui se reflétait dans ses yeux grisonnants qui semblaient flotter sur les rides de son visage comme sur les vagues d'une mer paisible. Le dos droit, maintenu grâce à son assistant de marche, Martinus regardait tranquillement au loin. Il ressemblait à l'un de ces philosophes des temps immémoriaux qui perdus dans leurs pensées n'accordaient plus qu'un visage de marbre au monde extérieur. A la seule différence près que Martinus lui, n'était pas en train de réfléchir ; il était en pleine contemplation de la nature, comme s'il découvrait sa beauté pour la première fois. L'esprit léger, il lui sembla entendre une voix au loin qui l'appelait. Sans doute était-ce le souffle du vent.

Papy !

Papy... dire qu'il était désormais grand-père ! Le mariage de Tristan avec sa femme Atsude et la venue rapide de leur enfant n'avait pas été une grande surprise. Tristan avait toujours été un grand sentimental, et l'amour était sans doute pour lui la chose la plus importante au monde. Martinus avait par contre été un peu plus surpris du mariage de Carson avec Falusse, beaucoup plus surpris à l'annonce d'une première naissance et encore plus surpris à l'annonce d'une deuxième (quant à la troisième, s'étant habitué, elle lui avait juste donner la joie habituelle à ce genre d'évènements). Voir ses petits garçons devenir des hommes puis à leur tour des pères lui avait rappelé ce temps qui passe inlassablement.

Papy ! 

Il sentit sa manche être tirée.

« Papy ! »

« Harvey » dit-il en baissant les yeux vers son petit-fils dans une voix si faible et saccadée que même lui ne la reconnaissait plus.

« Papy c'est papa il t'appelle. Il veut manger la nourriture »

« Dis-lui donc que j'arrive »

Harvey s'en alla en courant. Il avait les bras tendus, et sautillait, entouré de ses éclats de rires. Il zigzaguait le long du chemin de gravier perdu au milieu de la pelouse et qui remontait jusqu'à la terrasse de la maison. Une fois arrivé à la terrasse, il se jeta en l'air, tout droit dans les bras de son père Carson qui l'embrassa sur la joue avant de le poser sur l'une des chaises et de se rasseoir. Tout le monde était déjà à table. Les enfants, les beaux-enfants, les petits-enfants. Leurs discussions et leurs rires parvenaient à Martinus comme une douce mélodie printanière. Un sourire illumina son visage. Dire que pendant très longtemps, il avait été malheureux et ne s'était pas accepté. Il pensait n'être qu'une erreur de la nature pour qui le bonheur serait à jamais interdit. Plus il grandissait, plus il se sentait rejeté et se renfermait. Il était triste et en colère, contre les autres mais surtout contre lui-même. Puis il avait rencontré Jerevan, et voir enfin que l'amour existait vraiment l'avait comblé d'une joie sans nom. Puis étaient arrivés Tristan et Carson, et encore après ses petits-enfants. Désormais, en regardant aujourd'hui cette terrasse, il se rendit compte que l'enfant las de la vie s'était transformé en grand-père aimant entouré de l'amour de sa famille. Il comprenait enfin que les émotions et les sentiments n'étaient pas un fléau, c'était une merveille absolue qu'il remerciait chaque matin de posséder. Il avait connu la douleur, la peine, le désarroi, et bien d'autres !, mais c'est uniquement grâce à cela qu'il ressentait aujourd'hui ce bonheur intense qui réchauffait son cœur. Car peut-il réellement y avoir de la joie là où il n'y a pas déjà eu de peine ? Un feu pouvait-il s'éteindre s'il n'avait d'abord été allumé ? Recevoir du pain quand l'on est assoiffé. Les paroles de sa mère lui revinrent et il les comprit enfin. Oui il avait été assoiffé, oui il avait été affamé : mais aujourd'hui il était rassasié.

Martinus vit au loin Jerevan lui faire un signe de la main pour l'inviter à les rejoindre, mais il comprit alors que c'était inutile. Sous le soleil qui le réchauffait, bercé par la brise et les rires de sa famille, il comprit qu'il était l'heure de partir. Il ferma les yeux et sentit au plus profond de lui son cœur ralentir ses battements réguliers. Pourtant, il ne ressentit aucune peur, bien au contraire : il accueillait la mort comme une amie qu'il avait mise de côté depuis bien trop longtemps. Mais aujourd'hui, alors qu'il avait réussi à partager ses valeurs à ses élèves et à sa famille, il sut qu'il ne lui était plus nécessaire de rester. Il avait confiance en eux, et il comptait sur eux tous pour perpétuer ses idéaux et faire de ce monde un monde meilleur pour tous. Son cœur ralentit encore. Sans vraiment s'en rendre compte, il se retrouva les genoux à terre. Il entendit au loin les cris affolés de Jerevan et de tous les autres. Il ne comprenait pas ce qu'ils disaient tant il se sentait maintenant détaché de tout ça. Des larmes commencèrent à couler le long de ses joues.

Puis son cœur s'arrêta.

Il eut le temps de voir avant que le voile ne se renferme complètement devant ses yeux le visage terrifié de Jerevan et de lui lancer un dernier sourire, l'air de dire ne t'inquiète pas pour moi, je n'ai jamais été aussi bien. Allongé dans l'herbe, le néant l'entourait.

Il était lui aussi venu au monde dans les pleurs, maisn'en repartait pas avec un éclat de rires. Il repartit comme il était venu,avec des larmes. Mais cette fois : des larmes de bonheur.    

Le FardeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant