Le Fardeau

Puberté

Martinus n'arrivait pas à se remettre de la mort de sa mère.

En attendant son incinération, son corps était resté dans la chambre, que Martinus avait alors évité à tout prix, ne supportant plus l'image de sa mère allongée là, silencieuse, sans vie. Il n'avait pas osé se l'avouer mais son corps non seulement lui faisait peur, mais aussi le dégoutait. Mais ce qui l'avait dégouté encore plus, c'était son père. L'appartement n'était pas très grand et ne comportait que deux chambres, celle de Martinus et celle de ses parents... alors faute de place et d'autre endroit où dormir, le père de Martinus avait dormi chaque soir et ce depuis le jour même de son décès dans le même lit que sa mère, juste à côté de son cadavre. Quel homme ferait une chose pareille ? Quel être humain dormirait aux côtés d'un mort ? Quel mari pourrait supporter la vision de sa femme morte chaque soir et faire comme si de rien n'était ? Il avait le comportement d'une bête sauvage. Ce n'était même pas du dégout ni de la haine qu'avait ressenti Martinus, c'était bien pire et plus profond que cela. Des émotions tellement puissantes qu'aucun mot n'aurait pu les qualifier. Et lui avait été là, à pleurer chaque soir avant de dormir en espérant avoir imaginé tout ça, et se réveillant chaque matin en pleurant de ne pas avoir en réalité juste fait un cauchemar. 

Il en avait d'abord voulu à son père et à tous les autres. Ils avaient tous abandonné sa mère dans sa souffrance comme on laisse une chienne trop vieille sur le bord de la route. Personne ne s'était occupé d'elle pendant sa maladie, mais même devant sa mort tout le monde montra un désintérêt odieux. Si un décès ne coûtait pas de l'argent en paperasses à remplir et que les cadavres en putréfaction ne dégageaient aucune odeur, alors personne n'aurait remarqué sa mort. Son père avait continué de se lever et de sortir chaque matin de la chambre comme si de rien n'était, se contentant de prendre son café, de se préparer, et de partir au boulot.

Puis Martinus avait vu peu à peu ses sentiments pour sa mère évoluer. Il n'avait pas su trop dire pourquoi mais quelque chose avait changé quand il pensait à elle. Certes, la tristesse était restée toujours bien ancrée en lui, mais il n'y avait plus cet amour qui avant y était lié. Puis il avait réalisé : toute sa colère avait changé de cible, c'était désormais sa mère qu'il tenait pour responsable. Il lui en voulait de l'avoir abandonné, de l'avoir laissé seul dans ce monde qui n'était pas le sien. Pourquoi avait-elle fait ça ? Elle lui avait promis qu'elle serait toujours là pour lui ! Nous sommes différents... Il n'y avait plus de « nous » maintenant, qu'un « je » fatal et terrifiant. Peut-être était-ce pour cela qu'elle était morte en riant. Elle avait accueilli la joie d'enfin quitter cet enfer, sachant que quoi qu'il puisse l'attendre de l'autre côté du rideau, cela ne serait jamais pire qu'ici. Mais elle n'avait pas pensé à lui. A son fils qu'elle laissait seul, livré à lui-même. Et pour cela, il lui en voulait terriblement. Il lui en voudrait probablement à jamais.

Et pourtant... c'était sa mère. Cette femme qui avait toujours veillée sur lui. Elle avait vu ses premiers pas et avait quitté ce monde en lui tenant la main. Elle apaisait ses peurs et agrémentait ses rires. D'un regard, elle savait quand il n'allait pas bien et avait besoin de parler. Elle était la seule personne au monde qui le faisait se sentir important. Elle lui donnait la seule chose que pouvait espérer un garçon qui ressentait les sentiments : de l'amour. La flamme dans ses yeux réchauffait le cœur de Martinus. Elle était le phare qui lui permettait de se guider dans cet océan d'incertitudes et d'angoisses. Mais même la lueur des phares est vouée à s'éteindre, laissant les bateaux sans repères partir à la dérive avant de s'échouer. Et c'est précisément pour cela que Martinus lui en voulait.

Mais malgré la lutte intérieure digne des plus grandes batailles de l'histoire qui s'était alors déroulée en lui, l'amour et le cœur l'emportèrent sur la raison et la colère. C'était sa mère, et peu importe qu'elle soit partie sans lui, peu importe qu'il ait pu se sentir trahis : il l'avait toujours aimé, et il l'aimerait à jamais.