Les Grands Travaux - Partie 3

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Pour moi, les rappeurs, leur place était sur scène, les maîtres dans les classes, les imams dans les mosquées, les prêtres dans les églises, les syndicats dans la rue, le peuple dans le coma et les politiciens dans les affaires. C'est là que je me trompais. Tout le monde fut dans la rue... sauf les politiques, trop occupés à fuir dans des hélicoptères français.

Les Français, encore les Français. Ils avaient sans doute été traumatisés par leur propre révolution. Pourtant elle commençait à dater, la leur. Presque plus personne ne devait s'en souvenir. Mais il semblerait qu'au plus haut de l'appareil d'État, la mémoire de Louis XVI sous la guillotine soit encore assez fraîche, du coup ces histoires de révolutions africaines et arabes, ça leur parlait pas trop aux Français.

Mais c'est pas grave. On a bien secoué la ville pendant une bonne semaine. On y a mis le feu... littéralement. On a tout retourné la ville, tout pillé les baraques des ministres et autres députés détourneurs de deniers publics et une fois que tout fut bien mis à sac, on est tous allé balayer la ville mains dans les mains. C'était chouette.

Y'a bien deux trois patriotes qui sont tombés, deux trois c'est les chiffres officiels, mais comme je vous dis, en Afrique on est dans l'à peu près. Deux, trois ça pouvait aussi bien vouloir dire dix-vingt que cent ou deux cents. Mais bon, on ne va pas chipoter pour si peu, surtout que tout le monde s'en fout. De nos jours, si un chanteur n'écrit pas une chanson sur toi, t'as beau clamser pour l'honneur de la patrie, on t'aura oublié au prochain mannequin challenge. Donc, malgré les morts (paix à leur âme), c'était chouette. L'autre il s'est barré et c'est tout ce qui compte.

Donc je disais que je m'étais trompé, sur ce point précis, à savoir la capacité de l'agglomérat hétéroclite de sensibilités qui se faisait appeler la patrie à réussir à renverser l'un des plus grands marathoniens de la politique africaine, j'ai nommé le président de la très démocratique république du Burkina Faso, autrement appelé pays des hommes intègres. Je n'y ai pas cru, ils l'ont fait. Vous me direz, quand ce sont les loups qui gardent les brebis, on est en droit de se tromper.

Mais je ne me suis trompé que sur ce point. Tout le reste, à savoir la transition, les élections, la démocratie, la croissance, on attendait toujours. Moi, je n'y avais pas vraiment participé à leur révolution, je l'ai regardé de loin, à la télé, sur France 24. Je ne suis sorti que lorsqu'il n'y avait plus de fumée dans le ciel de la ville, et c'était surtout pour aller faire un tour dans les baraques des ministres, donc je n'avais pas vraiment à être déçu. Mais les autres, ceux qui avaient donné de la voix et reçu des coups en échange, je n'ose pas imaginer la déception. Et je ne vous parle même pas des deux-trois qui sont morts pour la patrie... l'agglomérat hétéroclite.

Rien n'avait vraiment changé. Chacun était retourné à sa misérable vie. Et il n'y avait même plus de méchant à blâmer puisque le président était parti. Pourtant dans toute bonne histoire il y a forcément un méchant. Sauron, Dark Vador, Voldemort, que sais-je encore. Bah là non. Plus rien, Walou ! Juste un pays amorphe qui se débattait avec ses habitants dans la misère.

Un méchant c'est pourtant essentiel dans la vie d'un pays et en Afrique on en produisait à la demande, des méchants. Pas qu'en Afrique d'ailleurs, le monde avait toujours eu son lot de méchants. Il y avait eu Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, Kim Jong on ne sait plus quoi, Sung, Il, Un... Il y a toujours un méchant. Toujours ! Ça dépend juste de quel côté on se trouve.

Je pensais à tout ça et je me disais, quel gâchis ! J'étais à ce moment d'une vie où l'on réfléchit de la manière la plus réfléchie qui soit. Ce moment qui à jeun se profilait de manière lente et ininterrompue jusqu'à un dégoût irrévocable de la vie, tandis qu'ivre de vie, il vous arrivait sans crier gare. C'était peut-être là une bonne raison de boire... la vie, jusqu'à la lie. Ça vous chassait les soucis. Sobre que j'étais, la réflexion me vint pourtant comme l'annonce d'une grossesse non désirée, c'est-à-dire subite, irréversible et durable. On ne peut décidément se fier à rien.

La gueule de leur mondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant