CHAPITRE CINQ

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« Tu n'es peut-être pas très doué pour les lettres d'adieu, mais tu es encore plus mauvais pour les mystères. »


La voix de Jaden avait changé. Elle était plus grave que la dernière fois où je l'avais entendu et pourtant, il ne s'était écoulé que dix mois à peine. S'il n'était pas plus grand, heureusement, il avait l'air moins menu et j'osais à peine imaginer le mode de vie qu'il pouvait avoir ici.

Malgré la politesse de son invitation, je doutais de ses intentions. Pourtant, je finis par m'exécuter en silence, pour éviter de me faire repérer par le voisinage. Sur le carrelage en damier, je me sentais soudainement sale et indigne d'être dans cette maison, au risque de la souiller. Jaden paraissait tellement fort, tellement confiant. Et je ne m'étais encore jamais sentie aussi négligée, mal-à-l'aise, aussi peu à ma place.

Pendant un instant, Jaden me détailla de la tête aux pieds, alors que je l'imitais. Je remarquai son t-shirt noir couvert de tâches de peinture, alors que mon haut était couvert de crasse. Peut-être que nous n'étions pas aussi différents l'un de l'autre finalement.

-Je ne m'attendais pas à te revoir, admit –il avec un sourire. Je pensais que tu n'arriverais jamais à passer le Mur.

D'un pas qui se voulait décontracté, ce dernier se précipita pourtant jusqu'à la porte entrouverte sur sa droite. L'odeur de l'acrylique parfumait légèrement la pièce, me faisant comprendre que derrière cette porte que Jaden tenait tant à refermer se cachait une toile en court et des tubes de peinture jetés à même le sol. Jaden avait dit qu'il ne peindrait plus jamais de sa vie une fois qu'il aurait arrêté de travailler à la Galerie. Les contrefaçons et les copies grossières avaient fini par l'écœurer. Les restrictions l'avaient dégouté. La répulsion semblait lui être vite passée.

Une fois son secret à l'abri de mon regard, Jaden marcha jusqu'au canapé en cuir blanc et démesurément grand positionné en face de la baie vitrée. C'était un canapé familial comme il en rêvait. Mais maintenant qu'il avait ce canapé rêvé, il était le seul à s'y asseoir. Où était la famille qui devait aller avec ?

Jaden s'assit avec une lenteur calculée, comme s'il pouvait sentir mon regard sur lui. Il enfila un gilet gris posé sur l'accoudoir et le referma soigneusement, dissimulant son t-shirt maculé de peinture. Mais c'était trop tard.

Puis, sous mes yeux spectateurs, Jaden se tourna vers la baie vitrée, étendit ses deux bras de chaque côté du dossier et parut m'oublier. Comme si je n'étais qu'un mauvais rêve. Maintenant qu'il était éveillé, il n'avait plus qu'à chasser les vapeurs délirantes du cauchemar. Comme s'il était revenu à la réalité. Une réalité parfaite où je n'existais pas.

Mes yeux se posèrent sur la vue et je vis aussitôt le Mur se dresser au loin. Perchée sur une petite colline, la résidence de Jaden lui permettait d'apercevoir les habitations en ruines qui se détachaient sur un fond de mer. Je n'avais jamais eu l'occasion de voir Eris ailleurs qu'à Eris. Vue d'ici, cette ville en morceaux si éloignée n'était que fantomatique. Elle avait l'air tellement minuscule, futile, inhabitable, alors qu'elle recouvrait plus de la moitié de cette île. Mais les lumières d'Arès la dévoraient, tel un monstre avide de noirceur. Eris n'était qu'un petit monticule laissé à l'abandon que la lumière repoussait vers l'océan sombre.

-Tu admires la vue ?

Jaden se retourna, souriant de toutes ses dents avec satisfaction. Il semblait excité, comme si ma venue le réjouissait d'une euphorie dangereuse. Et je me demandais subitement ce qui m'avait pris de venir le voir. Je me demandais ce que j'avais bien pu venir y chercher.

De l'Autre Côté du MurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant