CHAPITRE DIX

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"La Boite n'existait pas. Elle n'existait plus."


La porte claqua dans mon dos.

Les yeux rivés vers l'horizon, j'avais assisté à l'apparition des sphères de lumière, fixées au ciel comme des lucioles privées d'ailes. Les fenêtres des immeubles s'allumaient et s'éteignaient sans prévenir, comme des étoiles. C'était une forme de liberté que nous n'avions jamais eu.

Les pas s'approchèrent et Ren se planta sur ma droite, les yeux tournés dans la même direction que les miens.

-Il faut que tu goutes ça.

L'enthousiasme dans la voix d'habitude monotone de mon frère me tira brusquement de ma réflexion.

-Et qu'est-ce que c'est ?

Détournant le regard du panorama, je vis la bouteille que Ren tenait dans sa main. Il me la montra, la tendant à bout de bras.

-Du soda. Il faut que tu essaies.

Evidemment que j'avais déjà vu des bouteilles de soda dans ma vie. Je les avais même longuement regardées, entassées en désordre dans des caisses du Cargo. Le soda était du superflu, comme beaucoup d'autres choses. Et mon salaire ne me permettait pas cet écart. Enfant, Ash avait supplié Maria pendant des mois pour une petite canette. De ce fait, Ash avait été celui qui avait donné symboliquement nos jetons à un Vigile pour acheter notre premier pack de bières. Ce n'était pas du soda, mais c'était une canette. Et les yeux brillants qu'Ash avait eus en sortant du port, son pack à la main, me pinça le cœur.

J'avais dit me débarrasser des fantômes qui me suivaient comme mon ombre une fois de ce côté du Mur. Pourtant, mes lèvres ne purent s'empêcher d'articuler avec un sourire nostalgique :

-Ash aurait adoré.

Ren se contenta seulement d'opiner du chef.

Ash avait fait son choix. Nous avions fait le nôtre.

Mon frère déposa la bouteille en plastique de 2 litres sur le rebord du muret, puis je remarquai les deux verres longs et fins coincés entre les doigts de son autre main : des coupes à champagne.

-Nil a dit de faire attention, commenta Ren avec nonchalance. Il parait que c'est du cristal.

J'arquai un sourcil, perplexe. J'étais d'ailleurs ravie que ce dernier ne se soit pas incrusté. Les premiers contacts avec Nil me laissaient une impression de malaise et d'agacement.

Ren me tendit un verre rempli de liquide brun. En silence, nous restâmes un instant l'un en face de l'autre. Il fit claquer sa coupe contre la mienne dans un tintement. Les bulles piquèrent le bout de mon nez quand je pris une première gorgée. Un gout chimique assaillit mes papilles. Le soda laissa une texture pâteuse sur ma langue. J'avais l'impression que des carrés de sucre descendaient directement dans ma gorge. Ash et moi avions pour habitude de piquer des morceaux de sucre dans le placard de la cuisine dès que Maria avait le dos tourné.

Si tout était réuni pour fêter notre victoire contre l'Ambassade, je restais vide.

-Comment s'est passé ton adaptation ici ? voulus-je savoir.

Ren détourna les yeux, laissant échapper un soupir :

-Brutale. Mais je n'ai pas vraiment eu le choix.

Coincée entre ce que j'étais et ce que j'aurais dû devenir, je ne fis qu'acquiescer.

Mon corps était figé dans la réalité, alors que des vagues brûlantes déferlaient contre les parois de mon être. Mon cœur était déchiré entre le soulagement et l'angoisse. Le cauchemar d'Eris avait pris fin un instant avant que le Mur n'abatte sa malédiction, me rappelant que personne ne pouvait espérer le vaincre sans en payer le prix. Le Mur gagnait toujours et me punissait d'avoir voulu le défier. Quel prix Jaden avait-il dû payer pour rester ici sans encombre ? A qui avait-il dû vendre son âme pour obtenir une maison sur la colline ? A qui devais-je demander pour avoir ma chance ici ?

De l'Autre Côté du MurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant