CHAPITRE DEUX

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"Les mauvaises herbes poussaient partout et venaient étouffer les fleurs plantées par le Miracle"


Quarante-huit heures avant le présent


-Silver ? appela la voix de mon frère.

Je rouvris brusquement les yeux. Mes pupilles s'embrasèrent sous les reflets du soleil qui transperçaient la baie vitrée craquelée. Je ne me souvenais pas avoir refermé les yeux après les premières lueurs du jour.

Chaque histoire se devait de commencer par un réveil. C'était une sorte de règle du conformiste, n'est-ce pas ? J'avais lu des centaines de livres et donc presque autant de réveils romancés. Les livres commençaient par le réveil du personnage principal et se terminaient généralement par une fin heureuse ou une fin ouverte. La grande Théorie de l'histoire se poursuivait alors ainsi.

Ma vie commençait chaque jour par un réveil, donc d'après cette grande Théorie, j'avais chaque matin autant de chance qu'un Arésien lambda pour que ma journée se solde d'une fin heureuse. Malheureusement, je n'étais abonnée qu'aux fins en suspens, celles qui voulaient que la routine soit toujours la même, que demain soit exactement comme hier et que chaque réveil soit plus insurmontable que le précédent. J'aimais deviner la fin des histoires dès les premières lignes. Mais la fin de ma vie ne me donnait pas envie de l'anticiper. Surement parce qu'elle était déjà toute tracée.

Je refermai les yeux un instant, chassant de mon esprit les images répétitives qui flashaient derrière mes paupières. C'était la dernière journée. J'en avais vécu presque mille, toutes identiques. Une dernière fois et je n'aurais plus jamais à aller à l'Arsenal de ma vie.

Comme si Ren pouvait voir à travers la cloison qui nous séparait, il reprit :

-Tu vas être en retard.

Comme chaque matin. Le retard faisait partie de ma routine monotone.

Je soupirai bruyamment, lui indiquant que j'avais compris. Je roulai sur le dos, pliant un bras derrière ma tête.

Une dernière fois. Et puis ce serait fini. J'avais toujours eu peur des fins, les anticiper me permettait surement de m'y préparer. Mais la fin d'aujourd'hui me tardait plus que jamais.

-Mettez votre poing au milieu, on va se faire une promesse, résonna la voix d'Ash au fond de ma mémoire.

Lorsque je rouvris les yeux, le soleil était une boule jaune suspendue à la ligne d'horizon. Sa lueur donnait des teintes orangées aux vagues de l'océan. Me résignant à quitter mon lit, je me redressai rapidement, prenant garde à ne pas me cogner la tête contre le plafond. J'envoyais ma couverture un peu plus loin dans un coup de pied, avant de dévaler l'échelle de mon lit mezzanine. Le bois pourri grinça et la structure précaire s'ébranla, mais comme chaque matin, j'atterris sans encombre sur la moquette miteuse. Je sautai dans mes seuls et uniques vêtements, troués et sales.

Je finis par quitter ma chambre, revêtue d'un pantalon délavé qui tombait en lambeaux et un vieux tee-shirt tâché. Je priais pour que l'Arsenal et ses verrières ne se transforment pas en serre géante, comme ces derniers jours. Il n'y avait plus de saisons depuis longtemps, mais ces derniers temps, le lever du soleil rappelait ces vieux matins d'été. Ceux que je n'avais pas connus. Ceux dont j'avais seulement entendu parler.

Je regagnai le couloir au papier peint défraichi, constatant que la porte de la chambre de Ren était légèrement entrouverte. Dans l'entrebâillement, le visage de mon frère apparut, dans son lit, les yeux tournés vers moi. Nos regards se croisèrent une seconde, avant que je ne disparaisse en direction de la cuisine. Ren avait la chance de ne pas travailler, mais il continuait à jouer les réveils matin pour les autres pour moi. Parce qu'il n'y avait plus que moi.

De l'Autre Côté du MurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant