1.6 - Louis

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— La contestation ne s'éteint pas.

Ce constat de Pierre de Chantilly a retenti au sein du cabinet du Conseil. Nul ne s'en émeut, ni les cinq ministres présents, ni Catarina, ni Louis.

Cette conclusion, chacun de nous l'a déjà tirée. La foule devant Versailles s'est dispersée, mais tous les incidents qui nous ont été signalés à travers le pays, tous les messages postés sur Réseau Royal nous le prouvent.

L'entendre admettre à voix haute fait mal au jeune roi. Avec l'arrestation de Marc Sallemont, il espérait que la situation s'améliorerait d'elle-même, une fois celui qui tirait les ficelles du complot hors du jeu. Il n'en est rien : la protestation populaire a pris une vie propre.

Savait-il qu'il avait mis en mouvement un engrenage qui continuerait à tourner, avec ou sans lui ? Depuis la geôle où je l'ai fait emprisonner, se délecte-t-il des troubles qu'il a causés, en attendant que son heure revienne ?

Pour tous, les derniers jours ont été éprouvants, et les traits des cinq ministres subsistants de Louis sont tirés.

Aucun ne cédera à la fatigue, pourtant. Chacun d'entre eux a conscience du caractère crucial des moments que nous traversons, et est prêt à repousser ses limites pour le bien de la France.

Louis l'est également ; tout comme Catarina. Il lui coule un regard inquiet : il lui a proposé de siéger à son Conseil désormais, bien sûr, parce qu'il ne veut plus se passer de son point de vue si souvent plein de sagesse. Une offre qu'elle a acceptée sans hésitation. En même temps, il a constaté de ses yeux à quel point sa santé est encore fragile, et il sait que pour l'épauler, elle est capable d'aller jusqu'à refuser de s'écouter.

Je devrai rester vigilant, et lui rappeler si je la sens s'épuiser que la France est mon fardeau, pas le sien. Le seul à être contraint de laisser toutes ses forces dans le combat qui s'annonce, c'est moi...

— Nous pouvons remercier Marc pour ce cadeau empoisonné... soupire Anne de Mortemart.

— L'urgence, c'est de trouver le moyen de faire revenir l'ordre, ajoute le cardinal d'Avignon. Je pense que nous en avons tous conscience.

— Mais comment ?

Cette question de Louis n'est accueillie que par le silence.

Parce que mes conseillers ont beau être bien plus expérimentés que moi, eux aussi sont désemparés face à une situation comme celle que nous traversons : ils n'en ont jamais connu de telle.

— Le plus important, c'est que vous retrouviez la confiance du peuple, Votre Majesté, finit par avancer Jean de Berry. De manière générale, je crois que nous pouvons proscrire dans un premier temps toutes les décisions qui nuiraient à votre image. Augmentation des taxes, prises de position sur des sujets polémiques, tout cela devra être ajourné jusqu'à ce que la situation dans le pays se présente sous un jour plus favorable. Vous devrez aussi mener des actions symboliques pour prouver votre bonne volonté. Prendre le temps de rencontrer les représentants des groupes les plus virulents, par exemple.

— La situation est grave, mais elle n'est pas si sombre, l'appuie Pierre de Chantilly. Oui, à Paris, les esprits se sont échauffés, mais la province vous reste largement favorable. Vous pouvez vous appuyer sur les régions pour reconstruire votre popularité. Vous êtes jeune : cela joue en votre faveur. C'est quelque chose dont nous pourrons jouer.

— Détourner l'attention générale de la politique pourrait également être une bonne chose, propose Valérie de Noailles. En ce moment, nombre de vos sujets ne s'intéressent sûrement à la politique que parce que c'est ce dont certains de leurs amis font une montagne sur Réseau Royal. Donnez-leur autre chose pour alimenter leurs conversations, et ils cesseront de grossir les rangs des contestataires.

Louis surprend le regard de sa ministre passant de l'infante à lui-même.

Elle essaie de suggérer qu'un mariage royal pourrait avoir cet effet... Mais Catarina ne peut pas m'épouser, pas tant qu'elle résistera face aux manigances de son oncle, et je ne lui ferai subir aucune pression à ce propos.

Soudain, Anne de Mortemart attire l'attention générale en frappant sa paume contre la table du Conseil.

— Vous savez aussi bien que moi que cela ne suffira pas. Si le peuple est mécontent, il trouvera toujours matière à cristalliser son insatisfaction. Ces mesures que vous évoquez exigent un travail de longue haleine ; or, du temps, nous n'en avons pas. Laisser le pays dans un état d'agitation comme celui qu'il connaît en ce moment est dangereux. Nous devons le ramener au calme, et vite, en nous attaquant à la racine du problème.

— La racine du problème ? répète Louis.

— Marc Sallemont était peut-être le chef de file du mouvement de révolte qui s'est dressé contre vous mais, après son arrestation, certains de vos sujets se sont fait un plaisir de reprendre son flambeau. Les critiques véhémentes que certains d'entre eux se permettent de faire à votre égard sont intolérables. Il faut que nous coupions les têtes dissidentes qui se dressent encore dans le pays.

Le jeune roi grimace en entendant cette dernière phrase.

— Couper des têtes ? Vous ne parlez pas au sens littéral, j'espère, madame de Mortemart.

— Et pourquoi pas, Votre Majesté ? À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser croire à vos sujets qu'ils peuvent librement critiquer votre politique. Nous devons rétablir l'ordre. Nous avons été indulgents bien trop longtemps, et voyez où cela nous a menés ! Évidemment, je ne vous conseille pas d'ordonner un bain de sang, mais faire quelques exemples me semble indispensable pour rappeler à tous que le roi de France doit être respecté.

Louis perçoit la logique qui sous-tend les propos d'Anne. Il n'est plus aussi naïf qu'au début de son règne. Il a bien conscience qu'il ne lui suffit pas d'être aimé pour assurer sa couronne : il doit aussi être craint. Il a déjà ordonné la mort d'un homme : celle de Jonathan Vasseur, le chef du groupe de hackeurs qui avait réussi à prendre pour quelques instants le contrôle de son compte sur Réseau Royal.

Mais cette exécution, la seule dont je suis responsable, me pèse encore sur l'âme...

— Je ne proposais pas cela de gaieté de cœur, s'explique la ministre. Mais vous devez voir la réalité en face, Votre Majesté : nous sommes dans une situation désespérée. Je ne suis pas sûre que nous ayons le choix des moyens pour nous en sortir.

— Nous avons toujours le choix, Anne, réagit Pierre de Chantilly. Il faut juste être prêts à en assumer les conséquences.

— Et celui-ci appartient à Sa Majesté, conclut le cardinal d'Avignon. Au fond, la question ici est de savoir quel souverain il souhaite être, quelle voie il souhaite emprunter. Celle, périlleuse, de la reconstruction lente, où la moindre erreur peut nous renvoyer au point de départ... Ou celle d'une répression que nous savons tous difficile à ordonner, mais dont l'efficacité serait incontestable. Voyez comment Henry d'Angleterre ou Kerstin de Brandebourg tiennent leurs royaumes d'une main de fer.

— La violence n'a jamais servi les rois, intervient Catarina. Un peuple mécontent finit toujours par se montrer plus fort que celui qui l'opprime.

Elle pose sur Louis des yeux où se lit clairement ce qu'elle espère : qu'il aura la force d'emprunter le chemin le plus difficile. Qu'il luttera pour conserver son humanité un peu plus longtemps au lieu de laisser l'étau du pouvoir le broyer.

Elle a raison : je ne veux pas être ce type de monarque. Je ne veux pas que l'Histoire se souvienne de moi comme de Louis le Sanglant. Si je deviens un tyran, comment pourrais-je prétendre que les revendications démocratiques de mes sujets ne sont pas justifiées ?

— Mon choix est d'ores et déjà fait, affirme-t-il. Nous ne ferons pas couler le sang. Quoi qu'il nous en coûte.

Autour de la table du conseil, tous inclinent la tête pour prendre acte de sa décision, même Anne de Mortemart : elle garde les lèvres pincées, mais ne proteste pas.

Louis quant à lui ressent une bouffée de peur face à ce silence soudain.

Oui, je sais qui j'aimerais être. Mais si la réalité me l'autorisera, c'est une tout autre question...

Réseau Royal // Tome 2 : Révolution [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant