2.3 - Catarina

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— Vingt-trois mille likes sur ta dernière vidéo... Je suis tellement jalouse ! Moi, je n'ai dépassé les dix mille qu'une fois, et je n'ai jamais réussi à recommencer.

— Le plus important, c'est de comprendre l'algorithme de Réseau Royal pour le mettre à profit. Poster au pic de connexion de ton audience, optimiser ton accroche dans les trois premières secondes de ton contenu, réserver tes bonus de visibilité de statut pour les utiliser sur tes vidéos les plus virales... Quelques ajustements de stratégie, et je suis certaine que ton profil explosera lui aussi. Tu es la fille unique du duc de Fleury, évidemment que ta vie a le potentiel pour générer des vues !

Catarina fait tourner l'ombrelle argentée qui orne son thé glacé en soupirant. Être coincée là, à entendre des courtisans comparer leurs profils sur Réseau Royal alors qu'au même moment, entre les murs du château, Louis et ses ministres luttent pour rétablir la situation en France la frustre. Elle voudrait avoir une action concrète, se sentir utile. Mais non : elle est condamnée à sourire et à plaisanter comme si au-delà des grilles de Versailles, rien n'avait changé.

Je n'ai pas le choix : je ne peux pas accompagner Louis dans les rendez-vous qu'il enchaîne, ce serait mal perçu. Et nous tous les deux que puisqu'il sera très pris par ces rencontres, ma présence auprès des nobles de sa cour lui permettra de garder un œil sur leur moral.

Elle espère que tout se passe bien pour lui, qu'il parvient à tenir bon devant les membres de la Ligue des travailleurs auxquels il fait face en ce moment même, et qui sont probablement à l'affût de la moindre occasion pour le déstabiliser. En attendant, elle est là, assise sur l'un des bancs du bosquet de la Colonnade dans le jardin du palais, à faire mine d'être ravie de participer à cet après-midi musical ultra sélect organisé par Eugène de Bourgogne, un cousin de feu François IV. Des coussins de soie colorés sont disposés un peu partout, des rafraîchissements sont servis par des valets en poste derrière une table couverte d'une nappe blanche, et un quatuor à cordes se produit sur une petite estrade – même si, comme toujours dans ce genre de divertissements, rares sont ceux qui écoutent vraiment les morceaux, la priorité des invités étant de nouer des discussions qui leur permettront d'élargir leur réseau et leur influence.

Elles sont si creuses... Je n'en peux plus.

Ne pouvant supporter d'entendre ses voisines un instant de plus, Catarina prétexte de vouloir piocher sur les présentoirs de douceurs pour s'en éloigner. Alba lui emboîte le pas ; il lui suffit d'échanger un regard avec elle pour comprendre qu'elle aussi est arrivée au bout de sa patience pour ces futilités. Prenant son bras, sa cousine se penche pour lui glisser à l'oreille :

— Quand je pense que pendant ce temps, Matthieu s'épuise chez Réseau Royal...

— Toi aussi, tu te sens un peu vaine ici, n'est-ce pas ?

Alba hoche la tête, avant de s'emparer d'un macaron à la fleur d'oranger.

— Au moins, dis-toi que la corporation des couturiers te bénit, Rina. Tu es la meilleure chose qui leur soit arrivée depuis des années.

L'infante roule des yeux. C'est vrai : depuis qu'elle a fait son retour à la cour les bras et le cou couverts afin de dissimuler ses cicatrices, de plus en plus d'aristocrates ont fait évoluer leur garde-robe pour l'imiter.

— Je voudrais pouvoir faire autre chose que de lancer des modes... soupire-t-elle.

— Un pas après l'autre. N'oublie pas qu'avant tout, tu dois te préoccuper de retrouver ta pleine santé.

— Si je l'ai perdue, c'est à cause d'Alfonso... J'aimerais au moins me dire que je lutte pour le mettre en échec.

— Tu es vivante : c'est une victoire permanente que tu remportes sur lui. Comment vas-tu, aujourd'hui ?

Catarina hausse les épaules.

— Je ne me plains pas.

Alba la dévisage avec circonspection.

— On sait toutes les deux que si tu l'as décidé, tu prétendras que tout va bien quelle que soit ta situation réelle, alors ça ne veut rien dire.

— Pas de nausée, pas de vertiges non plus si je prends garde à ne pas faire de mouvement brusque de la tête.

— Et les migraines ?

— J'ai un peu mal, mais ça va, ça reste sous contrôle.

— Ménage-toi, Rina. Vraiment. Je sais que prendre du repos te semble une capitulation intolérable, mais la cour se remettra de ton absence. Et puis, ce n'est pas comme si nous avions une action essentielle ici...

C'est au moins ça. Confinée dans ma chambre, j'étoufferais encore plus dans la culpabilité de ne pas en faire assez...

L'infante croque à son tour dans un macaron à la rose avant de lâcher :

— Raison de plus de ne pas t'inquiéter pour moi. Ce n'est pas ici que je risque de me fatiguer, tu en conviendras...

Mais alors qu'elle se compose de nouveau un visage impénétrable et repart en direction d'un autre groupe d'invités, elle peste intérieurement en réalisant que son pas n'est pas aussi assuré qu'elle le voudrait... Heureusement, à peine s'est-elle approchée de cette grappe de nobles qu'ils s'empressent de s'écarter pour lui ménager une place assise sur leurs bancs, ravis qu'elle leur accorde cette marque de faveur.

— Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés, lui dit le jeune homme à sa gauche. Je suis Benoît de Jarzé, le filleul de Pierre de Chantilly.

— Enchantée. Vous venez donc d'arriver à la cour ?

— D'y revenir seulement. J'ai passé plusieurs mois à celle d'Autriche. Versailles est magnifique, mais après y avoir passé toute mon enfance, j'avais envie de voir autre chose. Je suppose que vous êtes bien placée pour le comprendre, vous qui nous rendez visite depuis Madrid.

Pour toute réaction, Catarina se contente d'un sourire poli.

Si je suis en France, ce n'est pas pour voir du pays, mais parce que ma vie était menacée en Espagne... mais cela, nul ne peut le savoir.

— À vous entendre, on pourrait croire que ce palais est une prison, fait-elle remarquer.

— Avec des barreaux dorés, assurément. En tant qu'adolescent, ils m'ont souvent pesé. C'est un monde à part, où on attend de chacun qu'il demeure scrupuleusement sur le chemin tracé pour lui. Un monde pris dans l'ambre, où tout se répète à l'infini jour après jour. Tenez : je suis persuadé que si feu le roi Louis XIV revenait parmi les vivants pour visiter son château, il ne le trouverait que peu changé. Il lui faudrait s'habituer aux smartphones, guère plus.

— En était-il autrement à Vienne ?

— Non, bien sûr. Ce sont simplement d'autres coutumes qui s'y déploient.

La suite, Benoît se penche pour la glisser en confidence à l'oreille de Catarina :

— L'un dans l'autre, je ne suis pas persuadé que les manifestations récentes soient une mauvaise chose. Je condamne les débordements lamentables qui les ont accompagnées, mais si elles avaient le mérite de nous pousser à nous remettre en question par certains aspects, la société pourrait finalement en sortir grandie.

— Et qu'espéreriez-vous obtenir, monsieur de Jarzé ?

Songeur, Benoît laisse dériver son regard sur ce qui les entoure, que Catarina contemple avec lui : les hautes parois végétalisées du bosquet de la Colonnade, ses arches formant un cercle parfait, sa fontaine centrale au jet d'eau parfaitement constant.

— Une vie qui en soit vraiment une et non celle d'un oiseau mécanique dans sa cage, je suppose, finit-il par déclarer. Juste un peu de liberté...

Réseau Royal // Tome 2 : Révolution [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant