La nuit de Lilyn fut difficile : sa potion qu'elle avait décidé de considérer comme une bêta, avait un certain nombre d'effets secondaires indésirables en plus d'être défectueuse.
Prise de nausées, elle passa la moitié de la nuit assise sur le sol des toilettes en tête à tête avec la cuvette. L'autre moitié, elle se tourna dans tous les sens dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Elle avait soif, trop chaud, mal à la tête. Et dès qu'elle fermait les yeux, le fil de ses pensées cheminait irrémédiablement vers sa soirée de la veille, quand elle avait vu Ezarel disparaître dans l'infirmerie en compagnie d'Eweleïn. Elle était peut-être naïve et inexpérimentée, mais le regard de l'elfe ne laissait aucun doute sur ses intentions et elle le visualisait en boucle, enfonçant sans pitié dans son cœur un millier d'aiguilles empoisonnées.
Pour couronner le tout, quand le ciel commença à s'éclaircir, Lilyn se rendit compte que ses oreilles ne s'étaient en rien adaptée à son nouveau corps : si elle était redevenue ronde dès l'instant où elle avait reprit son apparence normale, son ouïe mit plusieurs minutes à faire de même. Les sons qu'elle percevait sans problème sous forme elfique devinrent très douloureux : le froissement des draps, le craquement des murs, les battements de son propre cœur et même, les respirations des dormeurs autour d'elle. Lilyn s'enfonça dans l'oreiller autant que possible, les doigts crispés sur ses tempes et petit à petit, la douleur cessa et tout redevint normal. Mais quand elle voulu à nouveau changer de position, soulagée et épuisée, elle découvrit que ses oreilles avaient saigné et laissé une tache rouge sur la taie blanche.
Avec un soupir, la petite absynthe se leva en grimaçant, le corps douloureux. Elle se retrouva à l'emmener discrètement à la laverie en pleine nuit sur la pointe des pieds. Elle avait honte, comme quand elle avait eu ses premières règles et qu'elle avait traversé tout le Refuge empêtrée de ses draps et son pyjama en priant pour ne croiser personne. N'importe quoi ! Elle était une adulte non ? Il ne lui fallait pas se cacher pour quel que chose d'aussi banal !
Mais rien à faire, elle sursautait au moindre bruit et filait comme une voleuse. Une fois arrivée sur place, elle se débarrassa rapidement du tissu pour ressortir aussitôt. De retour dans les couloirs, elle marcha plus lentement, lasse et maussade. Il faisait clair dans le bâtiment et elle en déduit que les obsidiens ne tarderaient bientôt plus à se lever et qu'il était bien trop tard pour espérer dormir.
À cette heure, il n'y avait encore presque personne aux douches, les gardiens n'y allant en général qu'en revenant de l'entraînement. Lilyn décida de s'y rendre dans l'espoir qu'un peu d'eau chaude arriverait à la détendre. La perspective de passer une nouvelle journée sous les regards de tous lui tordait l'estomac, et celle de revoir Ezarel et Eweleïn encore plus.
Mais à peine avait-elle fait un pas à l'intérieur qu'elle comprit que ses espoirs allaient une fois de plus devoir être revus à la baisse.
- Tiens ! Bonjour Lilyn. Tu es debout drôlement tôt aujourd'hui. Tu as des projets pour la journée ?
- Bonjour.
Eweleïn sembla surprise et se retourna pour la dévisager. En temps normal, la petite absynthe répondait après plusieurs secondes d'hésitation, au moins en début de conversation. C'était un fait habituel auquel l'infirmière ne pensait même plus. Mais cette fois, Lilyn s'était machinalement écartée pour s'enfermer dans une des douches séparées après une réponse aussi immédiate que sèche.
À l'intérieur, elle s'assit sur le sol et enclencha l'eau chaude. Les jambes croisées, la jeune fille se laissa complètement tremper, pyjama compris.
- Ça ne va pas ? l'appela la voix de l'infirmière de l'autre côté de la porte. Tu as été malade pendant la nuit ?
Lilyn serra les dents. Elle n'avait pas l'intention de la laisser en paix ? Comme elle avait été assignée à sa formation à son arrivée dans la garde, elle avait prit l'habitude de la parrainer depuis et ça n'avait rien d'anormal, mais aujourd'hui... Aujourd'hui, elle voulait qu'on lui fiche la paix ! Et la perfection de son corps nu était une insulte à son amour propre.
- Ça va, croassa-t-elle en fusillant la porte du regard.
- Tu en es sûre ? Tu sais, tu peux m'en parler. Tu ne serais pas la première, il arrive fréquemment que des gardiens viennent se confier à moi, tu sais.
Lilyn frappa du plat de la main contre le sol et se releva. Elle chancela un peu, fatiguée et encore affaiblie, avant d'augmenter le débit de l'eau au maximum. Au moins avec ses oreilles d'humaine, elle avait l'impression d'être isolée du monde. Et de fait, elle n'entendit rien de ce que la jolie elfe ajouta, en supposant qu'elle n'ai ajouté quoi que ce soit.
Au bout de plusieurs minutes, sa colère était un peu retombée, Lilyn consentit à se laver et s'habiller, les idées éclaircies. Elle réalisa qu'elle avait machinalement prit des vêtements larges et longs, qui pourraient lui aller si jamais elle se transformait en elfe.
Dehors, la salle des douches était déserte. La petite absynthe marqua une pause, stabilisant ses affaires dans ses bras trop courts. Elle s'en voulait d'avoir traitée l'infirmière ainsi. Un tout petit peu. Mais rapidement, les images d'Eweleïn et Ezarel s'imposèrent à elle de nouveau et elle se remit en route en traînant les pieds, serrant les dents à les briser en les maudissant de tout son cœur.
Elle refit en trottinant le chemin en sens inverse jusqu'à sa chambre et laissa tomber ses vêtements dans un coin inoccupé. Pour une fois, Plume avait dormi dans son panier mais il refusa tout net de se lever quand elle le lui demanda.
- Allez, tu n'as rien fait hier ! gémit la jeune fille en le tirant par la queue de toutes ses forces. Tu t'es suffisamment reposé !
Le familier poussa un aboiement qui semblait étrangement boudeur, avant de se dégager. Lilyn poussa un cri et tomba sur les fesses.
- J'ai compris ! fit-elle de sa voix fluette en se redressant. Tu fais la tête parce que je ne suis pas venue te voir hier. Si tu savais comme tout le monde m'énerve en ce moment, j'étais occupée, d'accord ?!
Elle se sentait un peu ridicule de parler ainsi à un familier, mais le fait est qu'il faisait toujours la tête.
- D'accord... Je suis désolée !
Le familier dressa les oreilles et lui sauta dessus, la couvrant de coups de langue et de bave. Lilyn se débattit et éclata de rire.
- Après tout ce temps, je n'arrive toujours pas à décider si tu es complètement stupide ou étrangement intelligent, dit-elle en essayant faiblement de repousser la déferlante d'amour.
Elle parvint à s'extirper de pattes de son familier qui semblait à deux doigts de l'écraser par son amour débordant. Pour l'éloigner, elle lui donna sa nourriture habituelle en la projetant à l'autre bout de la pièce, manquant de renverser au passage plusieurs fioles mal fermées. Le familier calmé, elle entreprit de se préparer à la va-vite pour la journée. Elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'elle devait faire en tant qu'abysnthe, ayant perdu l'habitude de se servir de son agenda pour noter ses missions : le nombre de préparations en retard ou inachevées était particulièrement important et elle du slalomer entre des notes froissées qui traînaient au sol.
Lilyn fit la moue et s'approcha du miroir, frappant énergiquement ses joues surmontées de cernes pour leur donner un peu de couleur avant d'enfiler au hasard une tenue de travail. Une fiole de potion elfique tétait couchée au sol, abandonnée sur le tapis. La petite absynthe la ramassa, hésitante. La colère et la détermination qu'elle avait ressentit avec tant de violence s'étaient peu à peu avouées vaincues quand elle s'était retrouvée à la merci de ses idées noires, seule dans sa chambre toute la nuit. Elles n'avaient laissé place qu'au découragement et à la désillusion. Elle, rivaliser avec Eweleïn ? L'idée était complètement ridicule. Et rien que de s'imaginer boire cette potion et se présenter au réfectoire où tout le monde la regarderait comme une nouvelle et une elfe, elle était terrifiée. Ils s'attendraient à ce qu'elle soit à la hauteur de cette race prestigieuse et elle, n'avait été qu'élevée au refuge. Et si Ezarel et Eweleïn étaient côte à côte ? Elle n'oserait jamais lui accorder ne serait-ce qu'un regard, elle le savait.
La jeune fille serra les paupières avec force, avant d'amorcer un mouvement pour reposer le flacon. Mais alors quand le verre heurtait sa commode avec un bruit mat, elle renonça et la reprit dans sa main en la faisant rouler contre sa paume, hésitante. Elle fouilla dans un tiroir, en sortit une petite ficelle qu'elle noua tout autour du goulot. Finalement, elle passa ce collier improvisé autour de son cou. Une fois cela fait, elle ramassa ses affaires d'alchimiste qui traînaient depuis beaucoup trop longtemps et sortit dans le couloir d'une démarche traînante, entourée d'un nuage noir d'insidieuses pensées négatives.
- J'ai été beaucoup trop négligente sur l'élaboration de mon plan... murmurait-elle pour elle-même. Je me suis trop concentrée sur la préparation de la potion, je n'ai pas assez réfléchi... J'ai été bête de croire que ça serait facile, ensuite. Et si Ezarel était fiancé à Eweleïn ? Et si je tarde trop et qu'elle tombe enceinte ? Mon dieu non ! Au moins il n'est pas gay...
Si Ezarel était amoureux d'Eweleïn, c'était tout son plan qui n'aurait servi à rien. Lilyn sentit son menton se mettre à trembler et serra les dents. Devant elle, Ykhar qui venait vraisemblablement de frapper à une porte, attira son attention. La petite absynthe poursuivit son chemin sans y penser jusqu'à se retrouver face à elle. Elle réalisa que la chambre en question était celle d'Aelyn mais il ne lui vint pas à l'idée de paniquer. Elle éprouver une sorte de détachement et se contenta de lancer un regard éteint à la brownie qui venait de la remarquer.
- Cette jeune femme aime décidément se faire attendre ! lui dit-elle. Il s'agit d'une nouvelle arrivante au QG que je n'arrive pas à la réveiller. Où peut-être est-elle déjà partie ? Tant pis !
Lilyn hocha bêtement la tête sans ralentir. Si Ykhar se doutait que la chambre était vide et qu'Aelyn était introuvable... Bah ! Tant pis. Elle se dirigea mollement vers le réfectoire. Finalement aujourd'hui, elle n'avait envie de croiser personne.
Eh bien sûr, c'est à ce moment Ezarel apparaît, songea la petite absynthe en relevant la tête, le cherchant des yeux comme elle en avait l'habitude. Le couloir où ne passaient que des obsidiens matinaux, demeurait malgré tout vide de son elfique présence. Lilyn entra dans la cantine après quelques secondes d'hésitation, mais il ne s'y trouvait pas non plus.
Elle se dirigea vers Karuto aussi rapidement que possible, maintenant décidée à avaler son repas en vitesse pour courir se cacher dans un endroit où on ne la retrouverait plus jamais. Le faune, perspicace, sembla remarquer son mal-être et lui offrit une part de tarte énorme, mais eu la délicatesse de ne lui poser aucune question. Lilyn se trouva une place à une table vide un peu à l'écart et s'y installa.
Les chefs de garde étaient tous absents, à son grand soulagement. Mais la jeune fille se doutait qu'elle ne pourrait pas éviter l'elfe longtemps : le QG était grand, les allées et venues, nombreuses. Mais elle avait un poste qui la contraignait à rester à proximité de la salle d'alchimie où il allait certainement étudier les résultats de son étude dans la zone pandémique.
Lilyn se saisit d'une fourchette et entreprit méthodiquement de massacrer tous les fruits qui se trouvaient dans son assiette, rapidement rejointe par Karenn et Chrome lancés dans une vive discussion qui ressemblait, à leurs intonations, à une dispute.
- Tu es au courant ? demanda le petit loup en s'installant en face d'elle. Ezarel est rentré !
La jeune sœur de Nevra lui envoya un coup de coude. Elle avait troqué sa tenue habituelle pour un habit d'entraînement noir qui lui recouvrait toute la peau, sauf le visage. Pour la laisser libre de ses mouvements, les vêtements avaient été taillés fort prêt du corps. Cela avait peut-être un lointain rapport avec le teint de Chrome, étrangement rose.
- Tous le monde est au courant, fit Karenn avec fatalisme. Je suis déçue, je n'aurais plus le droit de m'occuper du chat terrien. Je suis couverte de griffures, mais j'avais fini par m'y attacher.
Elle lança un regard appuyé à Chrome qui se renfrogna.
- Et c'est tant mieux, son odeur de sale matou te colle à la peau, c'est insupportable ! maugréa-t-il.
Les deux adolescents n'avaient pas l'air d'avoir beaucoup dormi et avaient doublé la quantité de petit déjeuner auquel ils avaient droit. Avec ou sans l'accord de Karuto, cela n'avait probablement pas beaucoup d'importance. Ils se mirent à discuter sous cape, sans se préoccuper qu'elle participe ou non à la conversation. Rien d'inhabituel en soi, cela lui convenait comme ça et cette normalité avait quelque chose de rassurant.
Soudain, alors qu'elle s'était à nouveau enfoncée dans ses lamentations intérieures, un mouvement bleu attira son attention. Lilyn se mit à fixer furieusement la purée de pêches dans son assiette mais sa curiosité prit rapidement le pas sur l'appréhension et elle leva les yeux nerveusement pour voir confirmer ses craintes : le chef de l'Absynthe venait de pénétrer dans le réfectoire. Lilyn se recroquevilla dans sa chaise et baissa la tête jusqu'à ce que son visage soit noyé dans ses cheveux blonds.
Elle ne savait pas très bien comment elle allait réagir quand elle se retrouverait confrontée à l'elfe, mais au lieu de prendre ses jambes à son cou, elle avait l'impression d'avoir été vissée à sa chaise. Ses yeux étaient secs mais elle devait faire une tête à faire peur. Ni Karenn ni Chrome ne firent mine de le remarquer et le petit loup frappa soudain sur la table, la faisant brutalement revenir à la réalité.
- Ce n'était pas ma faute : j'ai tout fait pour le surveiller ! Il est vil et fourbe ! assura-t-il d'un air de conspirateur.
Karenn jeta un regard insistant en direction de Lilyn avant de se pencher par dessus la table jusqu'à ce qu'on leurs fronts se touchent presque.
- Pitié ne le dit à personne mais, on a perdu le chat d'Ezarel... chuchota-t-elle.
Lilyn se raidit en réalisant que les deux jeunes membres de l'Ombre étaient dos à la porte et n'avaient pas remarqué l'entrée de l'elfe. Elle réalisa en même temps qu'avec des oreilles elfiques, on entendait très bien, y compris dans le brouhaha du réfectoire.
- Je ne pouvais rien faire de plus, je ne peux pas le tenir par la peau du cou vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! En plus, il griffe et il mord, c'est une vraie saloperie ! insista Chrome.
- Je ne donne pas cher de notre peau, marmonna Karenn sans l'écouter. Il est tellement attaché à son chat... Il va venir te tirer la queue !
La petite absynthe leva une main et attrapa le poignet de son amie qui cessa aussitôt de parler et la dévisagea d'un air interdit.
- Qu'est-ce qui te prends ? demanda-t-elle.
Lilyn ouvrit la bouche pour répondre, mais Ezarel appuya sa main sur la table avec tranquillité, entre elles deux.
- J'espère que j'ai mal entendu, dit-il d'une voix glaciale.
Lilyn avait oublié à quel point il pouvait être grand, et intimidant. Elle tourna la tête à l'opposée, focalisant son attention sur une table d'ombres qui s'étaient attelés à une partie de gungi. Chrome poussa un couinement aiguë ressemblant étrangement à ceux de Plume et Karenn murmura un « oups » qui aurait été plutôt amusant en d'autres circonstances.
- J'ai vraiment l'impression qu'il suffise que je m'absente cinq minutes pour que tout le monde se mette à enchaîner les conneries, dit-il avec un étrange sourire tordu qui n'annonçait rien de bon.
Chrome et Karenn se recroquevillèrent dans leur chaise.
- Je pourrais vous faire recopier cent fois le silmarillion, me servir de vous comme cobaye pendant six mois, vous faire récurer avec une brosse à dent tous les cailloux de l'Allée des arches, mais...
Il retira sa main et la porta à une tartine de miel dans son assiette. Karenn et Chrome s'étaient collés l'un à l'autre, attendant la sentence.
- Comme cet animal terrien est loin d'être aussi bête que vous, il est simplement rentré tout seul. Dommage.
Les adolescents se relâchèrent dans leur chaise en soupirant de soulagement. Lilyn cru même entendre Chrome remercier l'Oracle et ne put s'empêcher de sourire, amusée. Mais la seconde suivante, Ezarel baissa les yeux sur elle et la jaugea en soupirant.
- Toi, fit-il, j'ai un certain nombre de choses à te dire.
Lilyn pâlit et se tourna vers lui, vérifiant qu'il s'adressait bien à elle. « Quoi ? » fut le mot qui se forma dans son esprit. « Quoi ? » fut le mot que prononcèrent Chrome et Karenn, en même temps. Mais sa bouche ne formula qu'un croassement incrédule et pathétique. « Quoi ? ».
Ezarel ne lui parlait jamais. Et aujourd'hui, il fallait qu'il ai quelque chose à lui dire ? Aujourd'hui en particulier ? Elle avait dû mal entendre.
- Là tout de suite, j'ai franchement mieux à faire et à penser, poursuivit l'elfe en portant le miel à sa bouche. Néanmoins, je n'aime pas la procrastination en général. Passe à la salle d'alchimie dès que tu as du temps libre et vu ton emploi du temps, j'ai l'impression que tu en as beaucoup. Sur ce, très bon appétit à vous trois.
Il reparti comme il était venu, non sans passer à plusieurs autres tables d'absynthes pour leur servir un discours qui semblait identique. Puis, il se dirigea vers une des tables des étincelantes parmi les plus célèbres d'Eel, dont Miiko qui semblait mal réveillée et encore plus énervée que d'habitude. Lilyn était abasourdie – bien que cela ne l'ait pas empêché de le suivre des yeux pendant tout son parcours.
- Je n'aimerais pas être à ta place ! s'exclama Chrome en riant.
Karenn lui envoya un nouveau coup de coude, cette fois-ci en plein sur le nez. Le petit loup se plia en deux tandis que la jeune vampire posait une main rassurante sur l'épaule de son amie.
- Ne t'en fais pas... tenta-t-elle maladroitement de la rassurer. Ezarel ne serait pas du genre à repousser une semonce, non ? Il aime beaucoup trop terroriser tout le monde...
Elle semblait réellement inquiète pour Lilyn et la dévisageait avec insistance, comme si elle s'attendait à ce qu'elle se mette à pleurer. La petite absynthe n'en était certes pas très loin, mais quand même. Elle releva la tête en essayant d'empêcher son menton de trembloter.
- Avec le retour de sa mission, il y a probablement un tas de choses à faire de son point de vue, avança-t-elle d'un air hésitant. T-tu sais comment il est, toujours persuadé que le travail est mal fait quand il ne s'en occupe pas p-personnellement...
Lilyn gardait les yeux rivés sur les restes de son assiette et sentait glisser tout doucement vers la panique. Les mots de la petite vampire lu venaient de très loin, comme si elle lui parlait de l'autre côté d'une plaque de verre. Dans sa tête, elle se remémorait les énormes bêtises qu'elle avait fait récemment et qu'Ezarel était susceptible de lui reprocher : elle avait volé une page dans le carnet de son mentor - maintenant qu'il avait eu tout le loisir, qui dit qu'il n'avait rien remarqué ? -, elle avait dépensé tous son argent pour acheter les ingrédients de la potion que l'elfe avait vu dans son sac, elle avait laissé en plan toutes ses affaires dans la salle d'alchimie...
- Hey calme toi ! intervint Chrome, un mouchoir plaqué contre son nez. Ton visage se décompose tellement que tu as l'air de vieillir en direct. Ezarel va probablement râler un peu sur le travail mal fait pendant son absence, il fait sûrement le tour des gardes pour leur remonter les bretelles s'ils ont « procrastiné » pendant qu'il avait le dos tourné !
- Ne soit pas ridicule ! s'énerva Karenn en amorçant un mouvement pour lui envoyer un troisième coup de coude. Lilyn n'est pas du genre à bâcler son travail !
Mais les mots du petit loup avait tapé dans le mille. La jeune fille n'avait pas été la petite absynthe exemplaire qu'elle s'était efforcée de rester durant ce mois d'absence de son bien aimé chef de garde. Peut-être qu'Ezarel avait reçu les inquiétudes d'Eweleïn ? Avait-il eu vent d'une commande en retard qu'elle avait oublié de rendre ? C'était très probable, elle en avait laissé en plan des dizaines, maintenant qu'elle y pensait...
- Je crois que je vais y aller, dit-elle nerveusement en se redressant.
Elle avala son repas en marchant vers le dépôt de vaisselle et se figea en réalisant qu'il n'était aujourd'hui composé que d'absynthes. Et à leurs têtes dépitées, d'absynthes punis. Il lui lancèrent un regard entendu : l'altercation de l'elfe avec Karenn et Chrome avait attiré l'attention de tout le monde et personne n'avait ensuite manqué sa convocation. Elle se mit à rougir et leur tendit son assiette.
- Bon courage ! lui souffla quelqu'un. Nous on s'en sort plutôt à bon compte.
Très rassurant. Lilyn quitta le réfectoire en secouant la tête. Qu'est-ce qui allait encore lui tomber sur la tête ? La fiole de potion appuya contre son cou, à l'abri de ses vêtements. Elle la fit glisser entre ses doigts pensivement. Elle pouvait choisir de fuir cette réalité pour quelques heures et d'aller passer le test en tant qu'Aelyn maintenant, après tout, Ezarel lui avait spécifié de passer dans la journée sans lui donner d'heure... Une manière d'agir classique pour lui, offrir à ses victimes le choix du moment où elles iraient à l'échafaud.
La petite absynthe grimaça et poussa un petit cri de rage en fourrant la fiole sous ses vêtements. Son chef de garde lui avait donné un ordre clair et lui désobéir était s'exposer à des représailles. Parmi elles, des punitions qui pourraient lui faire perdre du temps.
Puis... elle ne pouvait pas se mentir à elle-même, elle n'était pas capable de ne pas courir immédiatement à la salle d'alchimie. En trottinant simplement - un acte de rébellion comme un autre, au moins elle ne courrait pas ventre à terre - Lilyn traversa le QG d'Eel si vite qu'elle se retrouva à suivre Ezarel qui se dirigeait sans se presser vers son laboratoire, penché sur une pile de documents.
En temps normal, Lilyn sera restée sur ses talons en se vidant de sa transpiration, mais cette fois, elle savait parfaitement qu'il se savait suivi alors elle se contenta de lui emboîter le pas jusqu'à ce qu'il ouvre la porte pour s'engouffrer dans la salle d'alchimie où elle se glissa à sa suite.
Un branle-bas de combat y régnait déjà. Des absynthes de tous les niveaux étaient penchés sur des potions très différentes et accélèrent sensiblement la cadence en avisant Ezarel.
- Oh oui, accélérer l'allure est une excellente initiative ! confirma l'elfe en souriant de toutes ses dents.
Il se rendit à son bureau et s'y installa comme un prince. Lilyn sentit sa respiration dérailler quand elle compris que le document qui s'y trouvait, grand ouvert, était le carnet de son mentor. Ezarel s'en saisit et se mit à le feuilleter. Le visage de la jeune fille devint d'une blancheur de craie et ses préoccupations de la veille par rapport à la jolie infirmière lui semblèrent très lointaines. Non-non-non-non-non-non...
- Ah ! s'exclama le chef de l'Absynthe en se redressant soudainement. Il y a comme une touffe de cheveux qui dépasse de mon bureau. Quelqu'un sait-il à qui elle appartient ?
D'un geste vif, il rangea le carnet et se leva pour se pencher en avant jusqu'à se trouver presque front contre front avec Lilyn, un sourire narquois étirant ses lèvres. La jeune fille rentra la tête dans les épaules, hypnotisée par son regard. Je suis une faible femme.
- Ah oui ! Lilyn. Je t'avais complètement oubliée. Tu aurais pu ne pas venir et ne pas être punie, que je ne l'aurais pas remarquée !
Il se mit à rire mais Lilyn n'en cru pas un mot. C'était une de ses répliques fétiches et si elle n'était vraiment pas venue, elle aurait reçu une sentence au moins cent fois pire. Elle s'avança lentement en faisant mine de ne pas remarquer que les autres gardiens présents dans la pièce allaient assister à toute la conversation. L'inquiétude devenait petit à petit assourdissante, s'infiltrant insidieusement dans toutes les pensées jusqu'à les écraser entièrement. Elle n'était plus capable de réfléchir correctement.
- Sais-tu comment on repousse un kraken ? demanda Ezarel en perdant son sourire.
Lilyn tiqua, et attrapa nerveusement le tissu de ses vêtements pour empêcher ses mains de trembler convulsivement. Elle avait les paumes terriblement moites.
- L-l-es armes sont trop longues à construire... fit-elle, nerveusement, récitant une très vieille leçon qu'elle avait apprise au Refuge.
- Exact. Et donc, je meurs ?
- I-il faut... les éviter ?
- Trop tard pour ça. Réagis avant de te faire manger ! insista soudainement Ezarel, la faisant sursauter.
La jeune fille se mordit la lèvre en fouillant dans sa mémoire.
- Utiliser des sortilèges ?
- Lesquels ?
- Eh b-bien... la foudre, le feu...
- Pas mal, pas mal. Mais c'est une erreur de croire en ces techniques et tu sais pourquoi ?
- Non... murmura Lilyn.
- Parce qu'un kraken vit dans la mer, petite tête ! s'agaça Ezarel en levant les yeux au ciel. C'est bien beau le feu, mais dans la mer, ça ne fait rien de plus qu'un bon bain tiède. À moins de posséder la puissance d'un phénix, à la rigueur. Et la foudre, même problème. C'est sauvage, très difficile à diriger. Le secret, c'est ?
Lilyn avait la tête complètement vide. Le regard inquisiteur qui pesait sur elle l'empêchait de se concentrer et les secondes d'un silence pesant s'étiraient dans l'air, comme un gigantesque élastique au bord de la rupture.
- La glace ? tenta-t-elle d'une voix chevrotante.
- Exact, mais ce n'est pas une capacité très fréquente et je ne connais à ce jour aucune race capable d'en créer avec assez de puissance. En fait, je pensais surtout à un excellent moyen de pression diplomatique, ricana l'elfe. Tout espoir n'est pas perdu pour toi quand même.
Il écarta le carnet pour saisir une pile de dossiers qui n'avait visiblement rien à voir. En fait, elle lui était totalement inconnue et pourtant, elle avait passé du temps le nez dans la paperasse.
- Ceci, dit l'elfe en faisant défiler une longue série de feuilles devant ses yeux, est un excellent rapport de tous les autres rapports.
Oh-oh. Lilyn savait ce que cela signifiait.
- Si je t'ai posé toutes ces questions, c'est parce que l'un de ceux que tu as fait va beaucoup m'aider ainsi que les ombres dans leurs missions. Mais il semblerait que cela soit aussi un des seuls exploitables.
La petite absynthe ne pouvait détacher son regard des mains de l'elfe qui faisait défiler des pages d'abord noircies de notes, puis de plus en plus blanches. Elle se mit au prix d'un effort surhumain à fixer la pointe de ses bottines tandis qu'un flot d'images auquel elle ne voulait pas penser défilaient dans son esprit à propos de ce que ces mains avaient pu faire à Eweleïn. Pendant ces quelques minutes en tête à tête avec Ezarel, elle avait réussi à l'oublier. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et les ravala tant bien que mal.
- Celle-ci comme tu t'en doutes est la dernière partie du dossier : ce mois-ci et celui d'avant.
Ezarel saisit une feuille prise au milieu des autres et la plaça juste devant les yeux de la jeune fille. Elle se ratatina autant que possible et lu lentement les chiffres, affligeants. Elle aurait dû se douter que l'elfe irait dès son retour contrôler le travail de sa garde. Toutes les missions officielles étaient enregistrées et elle avait passé presque tout son temps sur une potion clandestine...
Lilyn avala sa salive tandis qu'Ezarel retirait la feuille avant d'y jeter un coup d'œil faussement surpris, comme s'il la découvrait pour la première fois. Il baissa les yeux sur elle, haussant un sourcil. Ses yeux ne reflétaient pas de colère à proprement parler, plutôt de la lassitude. Et pour la première fois qu'il l'observait depuis très, très longtemps, c'était réellement très décevant. Elle avait envie de disparaître ou à la rigueur, courir se cacher quelque part. Par chance, la salle d'alchimie étaient pleine d'objets en tout genre. Si elle se glissait derrière ce drôle d'objet là-bas, est-ce qu'on verrait dépasser ses fesses ?
- Parce que je n'ai rien d'autres à faire, j'ai examiné tous les rapports qui ont été fait durant mon absence, ajouta l'elfe. Je voulais absolument être témoin de l'efficacité de ma garde et de son bon fonctionnement. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que presque tout le monde s'est totalement relâché pendant mon absence ! Je suis très, très déçu.
Il accompagna sa tirade d'un soupir affligé et retourna la feuille, la relu et lui lança un nouveau regard perçant.
- Cinquante pourcent de résultats en moins ! Est-ce que je dois déduire que tu ne travaille que lorsque je suis là pour te surveiller ?
Lilyn se recroquevilla. Il était courant de voir des faerys se faire coincer et passer un savon, dans sa garde. Ezarel n'avait pas volé sa réputation de tyran et s'assurait que tout le monde file droit. À elle, ça n'était pratiquement jamais arrivé. Si elle était fière de ce statut, elle s'était même prise parfois à l'espérer et s'était longuement imaginé la scène : elle le repoussait, lui criait dessus, faisait la fière. C'était beaucoup moins drôle en vrai. Ezarel ne semblait pas vouloir s'excuser, se mettre à genoux et la demander en mariage.
- Tu sais, je serais vraiment très déçu de te voir bêtement gâcher ton potentiel en choisissant la route de la facilité dès qu'elle se présente, assura Ezarel. Quand il n'y a aucun enjeu, tu te relâches. Est-ce que je dois remettre en question tes autorisations d'études ? Aux dernières nouvelles, j'accepte tout ce sur quoi tu demandes de travailler, mais si cela prend le pas sur ton travail principal, je vais revoir mes ambitions à la baisse.
Mon potentiel ? J'ai du potentiel, moi ? songea Lilyn avec amertume.
Mais le pire, c'est qu'au fond elle savait bien que l'elfe avait raison de la réprimander. Et rien ne lui faisait plus peur, malgré ses promesses de rébellion, que de le décevoir.
- Si tu tiens à devenir une recrue feignante qui bâcle son travail comme le font beaucoup trop d'autres absynthes, libre à toi. Mais saches qu'avec un tel comportement, tu n'arriveras jamais à rien, poursuivit l'elfe.
Lilyn fixait misérablement le sol sans que rien ne lui vienne. Elle ne savait même pas si elle devait parler. Pourvu simplement que cela se termine rapidement.
- Tu sais, dit-il, ça me désolerait beaucoup de te voir bêtement gâcher tes capacités, acheva Ezarel en pinçant les lèvres. Je n'en attends pas vraiment de vous, mais tout de même. Nous sommes des absynthes, pas des obsidiens.
La jeune fille rentra la tête dans les épaules, honteuse. La petite voix furieuse qui se débattait dans sa tête habituellement ne semblait plus rien avoir à dire. Elle se sentait ridicule, idiote et très brutalement revenue sur terre.
Elle avala sa salive. Elle avait toujours autant de mal à lui adresser la parole, à lui en particulier. Où avait-elle trouvé ce courage la veille ?! Ah, oui. En le voyant en compagnie d'Eweleïn. Curieusement, ce souvenir lui donna un regain de courage et elle redressa la tête. Pendant quelques secondes, elle fut incapable de parler et resta immobile, les paupières serrées, persuadée qu'au moindre mot, sa voix allait faire céder le barrage de ses larmes qui n'attendait que de la voir éclater en sanglots.
- Je... Humpf ! Suis navrée, j'ai été prise de... découragement, dit-elle d'une voix plus ferme que ce à quoi elle s'attendait.
C'était la stricte vérité. Et curieusement, cet aveu lui fit du bien. Elle ouvrit les yeux pour observer la réaction de l'elfe, quémandant malgré elle un peu de réconfort. Ezarel poussa un soupir.
- Je comprends, dit-il. Ce sont des choses qui peuvent arriver. Mais même si notre garde n'en a pas l'air, elle ne dépend pas que de moi et la manière dont tu t'es relâchée est inacceptable.
- Je suis vraiment désolée...
- Je me doute. Mais la vie de gens dépend littéralement des potions que nous fournissons, et les autres gardes se reposent sur nous. Si tu te sens mal, tu parles à quelqu'un, tu bois un chocolat chaud, mais tu ne laisses pas les gens qui comptent sur toi en plan.
Lilyn grimaça. S'il savait qu'en réalité, elle avait travaillé deux fois plus et que cela allait désormais continuer, vu qu'elle allait très certainement devoir assumer le travail d'un second gardien...
- J'ai un peu hésité quant à la punition que j'allais te donner, vous savez que je suis quelqu'un de très créatif, ricana Ezarel en tapotant son torse d'un air faussement modeste. Enfin ! J'ai décidé d'être clément. Tu vas être chargée de missions hebdomadaires obligatoires supplémentaires. En gros, je ne tiendrais plus compte de tes missions facultatives, vu que visiblement tu n'en effectues plus de toi-même. Cela devrait t'occuper suffisamment l'esprit pour que tu ne te laisses plus aller au découragement.
Lilyn écarquilla les yeux. L'économie de l'Absynthe était basée sur des potions que ses gardiens avaient pour ordre de faire et des « commandes » que tout le monde pouvait accepter, ou non. Si Ezarel ne tenait plus compte des secondes, elle perdait toute liberté car elle serait inscrite sur deux fois plus de listes de potions obligatoires et ne pourrait plus décider elle-même de son emploi du temps. Or, maintenant dans son emploi du temps... il y avait une deuxième vie.
- Une requête ? Veuillez vous adressez à ma secrétaire ! plaisanta Ezarel. Je pense qu'elle se trouve sur le pallier, tu veux bien aller la voir ?
Il la saisit par l'épaule et la fit pivoter en direction de la sortie. Habituellement, le simple fait de le frôler dans un couloir l'aurait rendue nerveuse, mais là... mais là...
Comme une automate, la jeune fille fit demi-tour et retraversa la salle d'alchimie. Une fois sur la pallier, elle ferma la porte et y appuya son dos en poussant un long soupir. Elle le détestait. Mais... Il était toujours si terriblement attirant et... Lilyn ferma les yeux et se massa les tempes, attendant que son cœur ralentisse.
- Je suis morte, marmonna-t-elle en caressant le flacon contre son cou.
Le flacon qui signifiait qu'elle devait mener une double-vie, quand elle ne savait déjà pas comment gérer la sienne !
Lentement, elle se laissa tomber en position assise au milieu du couloir. De là où elle se trouvait, elle pouvait voir les allers et venues des membres de la garde dans le hall. Cet irrégulier ballet avait quelque chose d'apaisant et petit à petit, Lilyn parvint à retrouver des idées à peu prêt claires. Soudain, elle repéra Eweleïn, occupée à discuter avec Ykhar prêt de la bibliothèque. La petite absynthe laissa son regard dériver sur le corps de l'infirmière, ses longues jambes, ses cheveux parfaits, ses mains graciles. Elle comprenait aisément ce qu'Ezarel lui trouvait, mais... sous forme elfique, elle estimait qu'elle n'avait rien à lui envier.
Prise d'une inspiration, Lilyn se saisit de son carnet et entreprit de calculer le temps qu'allait lui prendre chaque chose. Si Ezarel lui donnait des missions obligatoires hebdomadaires en plus de ses tâches classiques d'absynthes... cela voulait dire qu'elle aurait au moins toutes ses matinées prises en plus de ses tâches habituelles dites « facultatives » mais qui étaient comptabilisées mensuellement. Elle pouvait toujours les réduire un peu ? Mais elle risquait d'avoir malgré tout un certain nombre de soirées de prises.
De plus, si elle entrait à nouveau dans l'Absynthe par le biais d'Aelyn, elle pourrait très certainement étudier l'après-midi par exemple. Évidemment, ce n'était qu'un exemple. Rien n'indiquait qu'elle devait travailler le matin ou le soir, mais Lilyn se doutait qu'elle venait de voir sa charge de travail presque doubler. L'image d'Eweleïn s'imposa à elle. Avec son poste, elle travaillait un nombre d'heures ahurissant, souvent la nuit, pendant ses heures de repos en cas d'urgence... Elle aussi pouvait assumer une telle charge !
Lilyn se releva et rangea son carnet. Elle se mit à courir et fit le tour de l'étage jusqu'à atteindre le couloir des gardes du premier, celui qui était inoccupé et là où Karenn et Chrome lui avait présenté le chat d'Ezarel la première fois. Cachée dans une chambre, elle déboucha le goulot et le porta à ses lèvres. Au moment de la première gorgée, elle réalisa à quel point il était stupide et dangereux de prendre de tels risques et qu'elle n'avait absolument aucune preuve que cette fois-ci, sa potion allait fonctionner. Il n'était pas trop tard pour y penser mais sans qu'elle ne comprenne pourquoi, elle avala le liquide quand même, par impulsion.
En quelques secondes à peine, elle sentit une agréable chaleur réchauffait ses muscles et la transformation s'opérer en douceur. Sans la moindre douleur, sa peau se mit à luire doucement comme si elle était animée d'une lumière propre, ses jambes s'allongèrent ainsi que ses cheveux, ses bras... Lilyn observa ses mains changer de forme jusqu'à devenir les belles mains allongées aux doigts fins auquel elle avait eu droit, des mains elfiques...
La jeune fille se laissa aller à sourire et sortit de la chambre, marchant d'un pas sûr vers la bibliothèque. Elle ne fit pas attention aux murmures sur son passage : personne ou presque n'était encore au courant de sa présence dans le QG.
Alors, pour faire bonne impression, elle releva la tête d'un air fier et se modela un visage neutre, sûr et confiant. Quand elle se verra affiliée à sa garde, tout serait plus simple. Elle n'aurait qu'à faire semblant au début de ne rien connaître, puis elle se mettrait à progresser très rapidement. Avec son expérience, même Ezarel serrait impressionné en voyant à quel point elle pouvait apprendre vite !
Le masque d'indifférence d'Aelyn se fissura et elle franchit les portes de la bibliothèque sans réussir à effacer son sourire radieux. Mais elle ralentit presque aussitôt, redécouvrant avec ses sens elfiques la grande pièce. La jeune fille ferma les yeux et inspira longuement, s'imprégnant de l'odeur des nombreux livres et du bruit des pages qu'on tourne. Elle était encore là, silencieuse, quand Kéro vint à sa rencontre, intrigué.
- Mademoiselle ? l'interpella t-il avec son habituel sourire plein d'amabilité. Que puis-je pour vous ?
Contrairement à beaucoup d'autres gardiens, il ne sembla pas faire attention à son espèce.
- Je suis nouvelle, dit-elle. On m'a dit de venir ici.
- Oh ! Oui, je suis beaucoup trop étourdi ! s'exclama l'homme-licorne en faisant demi-tour. J'ai entendu dire que vous aviez un test à faire passer, mais ça m'est complètement sorti de la tête, figurez-vous que nous avons un rangement dans la réserve qui est en place depuis des mois... Enfin, je suppose que ça ne vous intéresse pas.
- Bien sûr que si ! Je serais ravie de pouvoir vous aider ! J'adore la lecture.
Kéro sembla un peu surpris par sa réponse puis se mit à rire.
- Tout dépendra dans la tâche qui vont incombera. En général, les jeunes gardiens préfèrent l'action. Les travaux de bibliothèque... paraissent moins glorieux. Ils préfèrent abandonner tout derrière soi, comme ils disent. Hier encore, je me voyais déjà ! Je n'ai rien oublié...
Il sembla pensif, et un peu attristé. N'avait-il pas obtenu la garde qu'il voulait ou était-ce autre chose ?
- Je... ne suis pas intéressée par la gloire, répondit Aelyn, un peu perturbée par le regret qui transparaissait de son ami.
Kéro sembla revenir à lui et lui adressa un sourire à nouveau parfaitement serein.
- Je suis sûre qu'avec une telle façon de penser, vous ferez une excellente gardienne, dit-il. Venez avec moi, je vais vous faire passer notre test des gardes sans plus tarder. Vous verrez, c'est très facile !
Il lui intima de le suivre et se dirigea vers la zone administrative où travaillaient déjà plusieurs membres de l'Étincelante. Un peu à l'écart des travailleurs lambdas, on pouvait y travailler dans le silence le plus complet grâce à un sortilège spécifique de silence. Aelyn pénétra dans le cercle qui avait été tracé en souriant avec fierté. Quelques mois plus tôt, elle avait apprit à le tracer. Il servait rarement mais elle avait eu pour tâche de le renouveler autour des chambres de Leiftan et Miiko. Cela avait totalement raté. Il lui tardait de reprendre ses fonctions sous sa nouvelle identité ! Elle pourrait effectuer les mêmes exploits, mais sans les erreurs allant avec.
La jeune fille s'installa à un lourd bureau au milieu des papiers en désordre d'Ykhar qui se trouvait penchée sur un énorme livre où elle recensait seulement certains noms. Elle ne sembla même pas remarquer leur présence quand ils s'installèrent prêt d'elle et Aelyn repensa furtivement à la matinée où la brownie était venue frapper à sa porte et où elle n'avait pas répondu. Mais l'intéressé ne faisait pas du tout attention à ce qu'il se passait autour d'elle et se contenta de se redresser légèrement quand Kéro retira une feuille de test froissée sous son coude.
- Hem ! En voilà un, bredouilla-t-il en rougissant. Je suis désolé, ça ne paraît pas très sérieux vu comme cela, mais nous nous efforçons d'être aussi rigoureux que possible...
Il lui tendit le questionnaire ainsi qu'un stylo en forme de patte de seriphon. Aelyn l'accepta et se mit à lire les questions distraitement. Elle les reconnaissaient et elle cocha sans hésiter celles qu'elle avait déjà répondues des années plus tôt. Pas vraiment de suspens pour cette fois, l'Absynthe n'était pas difficile à rejoindre.
- En fait, expliqua Kéro qui ne semblait pas pouvoir s'arrêter de parler, pour vous donner un exemple d'une des réformes que nous avons fait afin d'être une administration sérieuse, est le fait d'équilibrer le score au maximum ! Il fut un temps où la garde ombre était anormalement peuplée, par exemple. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Aelyn releva la tête distraitement.
- Comment vous y êtes vous prit ? demanda t-elle en jouant avec son crayon.
- Le résultat fonctionne à partir d'un système de points qui, je ne te le cache pas, comporte encore quelques failles pour être parfait, mais nous y travaillons. En fonction de tes réponses, je t'enverrais dans la garde qui correspondra le plus à ce que désire ton cœur et non pas à tes connaissances ou tes capacités physiques. Cela, tes coéquipiers et ton chef de garde auront tout le temps de te l'enseigner au sein d'une garde où tu seras bien plus épanouie que si tu te rendais dans un escadron simplement parce qu'il te semble évident. Tu comprends ?
Aelyn hocha la tête. Lors de son premier entretien, elle avait répondu à questionnaire avec les mêmes questions mais elle avait remarqué que le système de point semblait avoir changé. Des bonus avaient été ajoutés à sa feuille de notes, des points qu'elle n'était pas censé avoir déjà acquis. Trop pressée de donner les bonnes réponses, elle n'y avait d'abord pas prit garde.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle en les désignant, intriguée.
Kéro se pencha par dessus son épaule et se mit à rire d'un air un peu gêné.
- Il s'agit du système que nous avons mit au point Ykhar et moi pour trouver un équilibre à ces scores. Nous n'avions pas vraiment le choix, les résultats étaient parfois... inadaptés, disons.
- C'est à dire ?
- Eh bien... il est arrivé plusieurs fois que des recrues au physique ou aux connaissances totalement inadaptées se retrouve catapultée dans une garde qui ne leur aurait certainement pas convenue, même avec tous les efforts du monde. Nous avons instauré un système de changement mais il a été difficile à mettre en place. Désormais, en fonction des caractéristiques physiques, mentales et psychiques des recrues, nous leur instaurons des bonus ou des malus les entraînant plus naturellement vers certaines gardes. Si le test s'oriente malgré tout cela vers une garde en prenant en compte des malus qui normalement ne te dirigeait pas vers elle, c'était que la personne est faite pour y aller au fond d'elle et fera très certainement les sacrifices et l'adaptation adéquate pour cela. Cela nous a permis d'éviter bien des désagréments et jusqu'à présent, personne ne s'est jamais plaint, ou rarement.
Aelyn hocha la tête. En effet, cette explication lui semblait parfaitement logique. Mais Kéro, comme d'habitude heureux de transmettre le savoir, poursuivit son argumentation avec une ardeur touchante.
- Avant, c'était différent, l'orientation ne dépendait que des questions qui y étaient posées et certaines avait été choisies par Miiko qui, il faut le dire et malgré son très grand nombre de qualités, n'a malheureusement pas les compétences requises pour ce genre de choses ! Et il y avait parfois des résultats grotesques.
- Quels genres de résultats ?
- Je me rappelle d'un jeune garçon qui avec les caractéristiques de l'Ombre parfait : il peut contrôler les gens par la pensée si on lui adresse la parole. Mais il préférait l'Obsidienne et ça s'est sentit dans son questionnaire alors c'est là-bas qu'il a été envoyé et il s'en est sorti. Un autre à au contraire été accepté au sein de l'Ombre alors qu'il était tout sauf discret et ne parvenait pas à tenir le moindre siège ni effectuer la moindre infiltration. En plus, il peut créer des explosions avec la transpiration de ses mains. Une vrai plaie jusqu'à ce qu'on le change de garde. Un obsidien lui aussi, maintenant.
- Impressionnant, commenta Aelyn, bon public mais malgré elle terrifiée par les véritables monstres qu'on pouvait voir dans la garde de Valkyon.
- N'est-ce pas ? Et ce n'est pas le seul à avoir subit ce changement express, bien que cela ait été à sa demande. Un troll s'est retrouvé dans l'Ombre, et une toute petite fille pas plus épaisse qu'une brindille dans l'Obsidienne.
Aelyn frissonna. Rien que de l'imaginer, la garde des guerriers lui faisait peur. Des gardiens immenses, habillés de métal et qui parlaient terriblement fort ! Ils quittaient souvent le QG et allaient se battre au péril de leur vie, certains ne revenaient jamais... Mais malgré cela ils ne cessaient d'avoir l'air insouciants, de faire de bruit et du chahut. Elle, toute petite et chargée de livres au milieu d'eux, avait été bien souvent effrayée par leur comportement.
Quant à l'Ombre, même si elle avait des amis parmi eux, elle ne pouvait s'empêcher de craindre leurs missions à eux également. Pour commencer, elle avait une sainte horreur du noir. L'idée de devoir courir des heures en pleine nuit en restant silencieuse n'avait rien d'encourageant. Devenir assassin, manipuler des lames tranchantes comme des rasoirs ? Très peu pour elle.
Son fil de pensée se vit interrompre par une petite voix qui sournoisement, lui glissa à l'oreille qu'elle venait de laisser passer un détail important au cours de la conversation. Une petite voix qui parvint finalement à faire cesser ses scénarios de sang et de combats. Quelque chose lui avait échappé. Curieuse, elle repassa leur discussion dans sa tête à l'envers, pour mettre le doigt sur le problème tandis que Kéro poursuivait son discours.
- ... au final il a fallu instaurer un système de vote parce que Ykhar et moi nous n'arrivions pas à nous mettre d'accord sur les différents critères de bonus et de malus, après tout certaines personnes sont très massives mais n'ont aucun mal à être discrète, et les absynthes même sans la moindre culture et avec des cerveaux à capacités différentes, ne doivent pas pour autant être considérés avec intolérance, je connais une académie de mage qui comprend un orc chef bibliothécaire, aussi curieux que cela puisse paraître...
- Dis moi Kéro, l'interrompit Aelyn après quelques secondes de flottement où elle avait totalement cessé de l'écouter parler. La fille « toute petite », quand a-t-elle passé l'examen ?
- Oh ! Et bien, nous avons instauré ce système à cause d'elle, en vérité.
- Ah... Elle est morte ?
- Oh non, pas du tout, répondit aussitôt Kéro en riant nerveusement. Nous avons réfléchi à ce système et l'avons appliqué à son questionnaire avant de le lui rendre. Avec le rééquilibrage des points, elle a été envoyée dans la garde Absynthe ce qui, à mon avis, était bien mieux pour elle.
La plume se brisa dans la main d'Aelyn, faisant sursauter l'homme-licorne.
- C'était il y a quatre ans ? demanda-t-elle.
Kéro se mit à rougir et bafouilla un semblant de réponse sans queue ni tête.
- Je n'ai pas vraiment le droit d'en parler, grommela-t-il. Je ne crois pas que même elle soit au courant... Enfin, si elle l'apprenait, je ne pense pas que cela lui ferait quoi que ce soit mais étant donné que personne ne lui as jamais rien dit... On ne voulait pas prendre le risque qu'elle refuse enfin, tu comprends, cela aurait été dangereux et...
Il eut un rire nerveux avant de faire demi-tour pour aller lui chercher une autre plume, laissant là son amie aux prises avec des sentiments et des pensées contradictoires.
Elle ? Dans l'Obsidienne ? Cette perspective lui faisait l'effet d'une douche froide. Elle avait toujours été persuadée que l'Absynthe était sa destinée et s'y sentait chez elle, même avant de commencer à étudier au Refuge les cours préparatoire à son entrée dans la garde. Contre les enfants de l'orphelinat, elle était une combattante pitoyable. Elle se montrait d'une discrétion acceptable en revanche - même si ce fait d'être invisible aux yeux des autres lui apparaissait comme une fatalité qu'elle exécrait et qu'elle avait peur de son ombre - et montrait déjà un certain talent à l'alchimie.
Mais ce que Kéro venait de lui dire signifiait deux choses : son âme avait choisie l'Obsidienne quand elle avait remplit son stupide papier et surtout, la garde lui avait mentit.
Et l'avait cru incapable d'assumer une telle responsabilité ! Inconsciemment, la part Lilyn en elle savait que les hautes sphères avaient eu probablement raison d'agir ainsi mais de l'autre, Aelyn se sentait furieuse. Beaucoup de ses certitudes venaient d'être réduites à néant.
La jeune fille baissa les yeux sur sa feuille de réponses en réalisant que, si elle avait remit la même chose qu'il y a cinq ans cela voulait dire... Elle se relu fébrilement, mais une main surgit brusquement d'au-dessus d'elle et fit disparaître le questionnaire.
- Oh pas besoin de plume, à ce que je vois tu avais déjà terminé ! s'exclama Kéro avec un grand sourire.
La jeune fille ouvrit la bouche pour protester mais n'osa rien dire, alors qu'il parcourait d'un air expert sa feuille de réponses en la comparant avec un tableau qu'il avait fait surgir d'un énorme livre. Inquiète, elle avala sa salive et se recula nerveusement sur sa chaise jusqu'à ce que l'homme-licorne ne relève la tête avec un grand sourire.
- Bienvenue dans l'Obsidienne !
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Ezarel - L'autre visage de Lilyn
Fiksi PenggemarLilyn est une petite absynthe studieuse et à première vue, terriblement banale. Banale pour une faery, du moins : un mètre quarante, un familier incapable de lui ramener autre chose que des chaussettes, apte à lire d'énormes livres ennuyeux pendant...