2. Un bus peut en cacher un autre

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La gare grouille de monde.
Des femmes, des hommes, des vieux, des jeunes. Au milieu du tumulte, personne ne prête attention à deux adolescentes qui, la tête baissée, le pas rapide, se dirigent vers les quais à l'extérieur, dans le froid et la brume. Nous nous arrêtons tout d'abord devant l'écran de contrôle.
Des suites de lettres et de chiffres dansent devant mes yeux, je suis presque hypnotisée par la multitude de portes qui s'offrent à nous. Vers le Sud ? Le Nord ? Est ou Ouest ? Grande ville ? Patelin perdu en pleine campagne ? Je jette un regard perdu à Jeanne. Elle, me semble pourtant sereine.
« On va prendre le prochain bus. Ça te va ? Il arrive dans dix minutes. Le trajet dure deux heures. »

Elle se dirige vers un vendeur de journaux. Je suis accrochée à ses talons telle une fillette abandonnée. Elle saisit dans un coin une carte routière et sort de sa poche une misérable pièce. Le vendeur la regarde, l'œil suspicieux. Mais accepte le sou sans ouvrir la bouche. Nous repartons vers les quais.
Il fait froid. J'ai le nez rouge, le souffle court, les dents gelées. Je grelotte. Jeanne, elle, ne semble pas ressentir le froid. Un étrange sourire est imprimé sur son visage creux. Elle devrait pourtant avoir froid, sans écharpe et avec le crâne rasé. Mais non. Elle semble...sereine.

Enfin, se plante devant nous un bus. Ou plutôt, la carcasse d'un véhicule. Le tout est rouillé, fumant, crache des bulles noires de fumée sortant de ses pots d'échappement. Si cela peut nous permettre d'économiser un peu, je suis preneuse. Mais enfin, en montant, je souffre un peu. Je réalise que ma dignité va devoir être largement mise de côté lors de notre cavale.

Le bras appuyé sur le bord de la vitre, la tête appuyée sur le bras, le regard perdu quelque part entre les arbres bordant la route et le béton qui la compose, je songe à ma mère. Je sais que je ne lui manque pas encore. Je ne lui avais pas donné d'heure de retour et j'avais prévu de passer l'après-midi avec cet idiot, qui, finalement, m'a laissée plantée au beau milieu de la rue, déserte.
Elle ne s'inquiétera probablement que ce soir, tard, lorsqu'en mettant la table elle s'apercevra que je ne suis en vérité jamais revenue de mon escapade en ville. Je ne sais pas trop comment elle réagira. La police ? Les affiches ? Le voisinage ? Qu'importe, je serai loin. Et, après réflexion, je suis quasiment certaine que...non, c'est impossible qu'elle organise des recherches.
A vrai dire, je ne sais même pas si elle s'apercevra un jour de ma disparition. Je jette un coup d'œil à Jeanne.

C'est fou. Je ne sais rien d'elle. Elle refuse de me dire la moindre chose a propos d'elle. Elle a vaguement mentionné un drame. Mais elle ne s'est pas attardée sur le sujet. Après tout, cela me va. Je n'ai pas besoin de tout savoir. J'aime la vie simple. Pas de questions. Pas de dialogue.
Parfois le silence dit tout. Je n'ai jamais été bavarde.

Le bus s'arrête soudainement, me tirant avec violence de mes rêveries. Le chauffeur s'est arrêté pour faire le plein d'essence. Jeanne me tapote l'épaule avec rapidité et me chuchote :
« C'est là qu'on descend !
Je la fixe avec horreur.
« Tu veux dire...sans payer ?
« Ba quoi, t'es riche ? Me répond-elle vulgairement. Tu veux payer peut-être, Mademoiselle Sainte-Nitouche ?

Vexée jusqu'à la moelle, je marmonne quelque chose que j'espère elle n'entend pas, et la suis à contrecœur. Nous sommes seules dans le bus à l'exception d'une dame assez âgée qui, probablement, ne nous a même pas remarquées. Nous descendons donc par les portes arrières le plus discrètement possible.

Le temps s'est calmé, il fait frais, presque doux. Nous marchons sans nous arrêter sur le bord de la route, avant de rapidement tourner vers un petit chemin à l'orée d'un bois. Nous nous y engouffrons avec excitation. Mon coeur bat à cent à l'heure. Mon souffle se saccade. Je demande à Jeanne de ralentir. Elle se retourne vers moi. Je m'attends à trouver une expression précise sur son visage, du style :
"Mon dieu mais qu'est-ce qui m'a pris de l'emmener avec moi celle-là ?"
Mais non.
Elle me jette un regard condescendant, presque empli de compassion, et s'arrête. Assises sur des souches d'arbres, nous discutons, après avoir quelque peu récupéré, des détails techniques de notre folle ambition.

En pleine forêt, alors que la nuit tombe, deux jeunes femmes discutent sur des chaises de fortune. L'une est emmitouflée dans une écharpe de laine, l'autre laisse dévoiler son crâne chauve.

Deux jeunes femmes pour le moins atypiques.

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