3. Quand le chat n'est pas là...

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Je suis réveillée au petit matin aveuglée par un rayon de soleil.
Ma première pensée est de me demander où je suis. Je ne reconnais ni l'odeur, ni les bruits, ni le paysage. Tout m'est vaguement familier mais rien ne ressemble au lieu dans lequel je devrais me trouver : dans ma chambre.
Enfin me revient en tête mon aventure d'hier. Culpabilisant presque, je me retiens un moment de prendre mes affaires et de retourner chez moi. Mais il est trop tard, désormais. De plus, si je suis partie, c'est bien pour une raison. Enfin, pour une centaine de raisons.

Je roule sur le dos et atterrit nez-à-nez avec Jeanne qui dort toujours. Son torse se soulève et redescend au rythme des battements de son cœur. Son souffle est calme. J'en viendrais presque à oublier ce qu'elle m'a avoué la nuit dernière.

Je me rappelle le feu de camp minable allumé au moyen d'un briquet qui l'était encore plus. Le ventre affamé. Les manteaux en guise de sacs-de-couchage. La nuit à la belle étoile. Et au milieu de tout cela, Jeanne et l'Histoire de sa vie. Elle m'avait expliqué brièvement les grandes lignes de celle-ci. Son amour déçu. Son ancienne vie. Son mascara sous une latte du parquet de sa chambre qu'elle n'avait désormais plus.
Je lui avais également raconté la mienne. Elle était pourtant bien moins intéressante. J'étais une ado banale, dont personne ne voulait. L'imbécile qui m'a abandonnée dans le froid hier après-midi se nommait...peu importe. Je l'aimais. Mon dieu que je l'aimais. De tout mon coeur, de toute mon âme. Un jour, il m'a abordée, et ce fut probablement, dans mon esprit de fillette naïve, le plus beau jour de ma vie. Les débuts de l'idylle. Les premiers baisers.
Moi, fleur bleue, cela me suffisait.
Pas lui. Lui, il voulait bien plus.
Sa soif de chair n'étais pas rassasiée par mon coeur et mon âme. Lui, voulait mon corps. Lorsque j'ai refusé, et après plusieurs fois, il a enfin compris ce qu'il n'obtiendrait jamais de moi. Alors, en ce jour funeste, il m'a abandonnée au bord de la route comme un chien.
Je l'aime toujours, pourtant, et ne cesserai jamais de le faire. Mais j'ai laissé couler trop de mascara pour lui et il est temps pour moi de sécher mes larmes.

Nous avons passé ainsi la soirée. Nous ne nous sommes pas raconté d'événements importants. Nous nous sommes contentées de ceux qui nous étaient chers : un premier amour, les vacances chez les grands-parents. La couleur préférée.
Jeanne avait dix-sept ans. Quelques mois de plus que moi. Dix-sept ans, c'est un âge où l'on souhaite que tout arrive, m'a dit Jeanne, mais où rien ne parvient à nous. Les études ? Elles n'y avait jamais réellement songé malgré la pression de ses professeurs.

Jeanne, bien avant notre folle cavale, bien avant notre nuit dans la forêt, avait déjà fugué :
dans ses rêves. Je m'assois et saisis au sol le petit briquet réutilisable qui y était tombé. Je m'amuse à faire jaillir une flamme, puis deux. Elles dansent devant mes yeux bruns. Elles semblent, elles aussi, me dire de rentrer chez moi. Mais non.
Je ne reviendrai pas. Jamais. On m'a trop fait souffrir, on m'a trop brûlée, on m'a trop noyée. J'étais déjà condamnée moi, bien avant cette escapade. Aujourd'hui, c'est une sorte de seconde naissance que je vis. Survivre dans la forêt, est bien moins compliqué que de survivre dans la réalité, avec pour seuls complices mes rêves.

Je lève les yeux. Le ciel est doux, comme hier. La tempête est passée. Je décide d'attendre le réveil de Jeanne, puis de partir ensemble à la découverte de l'endroit. Je revêt mon gros manteau resté au sol. Hier, le feu m'a réchauffée, désormais il n'est plus là pour le faire. Je glisse le briquet dans ma poche et je vérifie que les quelques billets que j'ai toujours sur moi, et bien sont...toujours là.

J'entend derrière moi un reniflement. Je me retourne. Jeanne est debout, et me jette un regard étrange. Ce n'est que lorsque je la vois s'éloigner que je comprend qu'elle va simplement...disons satisfaire ses besoins. J'attends quelques minutes. Ah ! La voilà enfin.
Nous repartons donc en direction du cœur de la forêt, nous enfonçons entre fougères et araignées multiples. Enfin, nous arrivons au terme de la nuée d'arbres. Au loin nous apercevons un axe routier. Une station service. Notre salut.

Alors, brinquebalantes, nous entrons dans le bâtiment, en oubliant le regard inquisiteur du vendeur qui ne se doute pas qu'il héberge deux jeunes femmes en cavale qui vont bientôt voler à l'étalage.

Mascara Où les histoires vivent. Découvrez maintenant