6. La Belle Adèle est en cage

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Une secousse, rapidement suivie d'une seconde, m'arrachent violemment à mes rêves. J'entrouvre faiblement les yeux, prête à tuer l'inconscient qui a cru bon de me réveiller.

Deux yeux brun clair me fixent. La vue est d'abord floue, puis l'image devient plus nette. Jeanne est penchée sur moi et me secoue tel un prunier.
« Vienne ! » Me chuchote-t-elle agressivement.
« Hmmm...
« Vienne, réveille toi ! J'ai merdé, on doit s'en aller. »
Je me réveille tout à fait cette fois ci. Agressive moi aussi après la scène à laquelle j'ai assisté il y a - probablement - quelques heures, bourrue d'avoir été pulvérisée hors de mon doux sommeil si brutalement, je lui lance d'une voix accusatrice :
« C'est Henry, c'est ça ? Il ne t'en as pas donné de la bonne ? Hein ?
Surprise d'abord, vexée ensuite, Jeanne ne sait que répondre. Attendant quelques secondes, elle continue :
« Je t'expliquerai tout plus tard, je te le promets, plus de secrets entre nous. Je vais tout t'avouer mais par pitié lève toi. On se tire d'ici. »

Sans demander mon reste, je ramasse avec délicatesse mon manteau traînant au sol et cherche du regard le sac à dos.
« Je l'ai sur le dos, ne t'en fais pas. Allez, grouille, bon dieu, ce n'est pas comme si tu avais toute une valise à transporter avec toi ! »
me murmure-t-elle avec force.
Enfin, nous empruntons le chemin de terre à l'opposé du lac, abandonnant derrière nous les corps endormis de nos camarades, qui ne se doutent pas qu'ils ne retrouveront au petit matin rien d'autre que du vide.

Je n'ai aucune idée de l'heure. Une, peut-être deux, du matin. Ravalant mes questions et ma fierté par la même occasion, je suis Jeanne sans discuter jusqu'à l'autoroute, où nous tendons le bras en signe d'auto-stop. Toujours muette, je la suis telle un chien retrace le chemin de son maître, jusque dans un vieux taxi brinquebalant. Le conducteur est une conductrice, bavarde, jeune probablement mais si corrompue au bistouri et au maquillage qu'on la prendrait pour une vieille femme. Personne ne dit un mot de tout le trajet, sinon la chauffeuse qui nous déclame les grandes lignes de sa vie.

On la surnomme la Belle Adèle. Avant de conduire ce taxi elle faisait ce travail que personne ne souhaiterait effectuer. Le même que Mary, vraisemblablement. Elle n'a pas beaucoup d'argent. Oh, elle a bien assez pour ce qu'elle vit. Elle loge à l'hôtel, parfois dehors. Parfois, elle dort dans sa voiture jusqu'à l'arrivée des premiers clients, aux aurores. Bien sûr, elle nettoie bien tout juste avant. Pas qu'on aille raconter qu'elle fait mal son travail, ça non ! Elle ne gagne pas beaucoup, non plus, la Belle Adèle. Ah, qu'on aille pas dire que c'est la faute des politiciens. Les pauvres bougres font ce qu'ils veulent. Ils survivent dans ce monde de brute ou règne la loi du plus fort.
Au fond, la Belle Adèle, c'est une politicienne, elle aussi. Simplement, elle n'a ni grande maison fournie, ni siège à...comment appelle-t-on cela, déjà ? L'Assemblée, le Congrès, ou un truc du genre.
Elle vit, la Belle Adèle.
Elle vit et elle survit.

Nous l'écoutons avec intérêt. Je m'en veux de lui cacher la vérité : que nous sommes deux adolescentes mineures, et en cavale. Que l'une de nous porte sur elle un sachet de drogue à moitié consommée probablement, et des cigarettes. Que l'autre a fui hors de sa maison et a refusé les avances d'un garçon trop prétentieux pour se faire aborder au final par un routier malhonnête. Les deux sont poissardes, malchanceuses, mais heureuses, enfin.
Nous sommes trois exilées du monde moderne, chacune à notre manière, unies par un même destin. Et c'est au bout de notre course, en pleine nuit, que ma foi en l'humanité est restaurée de façon immédiate : la Belle Adèle, la pauvre Belle Adèle, nous offre une nuit à l'hôtel, alors qu'elle n'a presque rien. Au moment de se justifier, elle soupire tristement et n'avance aucun autre argument que celui-ci :

« Vous me rappelez moi à mon âge. Sauf que vous, vous n'avez pas raté votre vie.

Et alors que Jeanne descend de la voiture, je suis la seule à l'entendre poursuivre dans un murmure :
« Pas encore. »

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