5. Poudre blanche n'est pas du sucre

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Nous arrivons au bord du lac par un après-midi glacial. A peine le sac posé à terre nous sommes abordées par un groupe de deux garçons et une fille. Ils semblent connaître Jeanne, qui les accueille les bras ouverts.
Enfin, après s'être libéré de leur étreinte, elle se tourne à nouveau vers moi et entreprend de me présenter le petit groupe.
J'apprends donc que la fille est afro-américaine, qu'elle se nomme Mary et qu'elle vit dans la rue, la plupart du temps, à effectuer un travail dont personne ne veut. Elle tient la main du premier garçon, Henry, dealer. Le second répond au nom de Franz, et agrippe fermement une bouteille d'alcool fort.

Tous des exilés de notre société. Mis au banc. Écartés. Oubliés. Ils se sont trouvés et parfois se donnent rendez-vous près de ce lac. Jeanne m'a ouvert la porte de leur monde.
« Voici Vienne, me présente-t-elle. On partage la même histoire, à quelques détails près. » Elle ajoute un clin d'œil en direction d'Henry. Étrange.
Bientôt, faute d'être en été, la nuit tombe. Nous nous installons en groupe, nos manteaux joints au sol pour former une sorte de grand drap matelassé. Un feu de camp a été allumé, et nous nous asseyons tous autour de celui-ci. Nous rions.
Cela fait longtemps, je crois, que je n'ai pas ressenti ce sentiment. J'ai peine même à me souvenir de son nom. Je crois que c'est...le bonheur. Mon sourire ne se décroche pas une seule fois de mon visage de toute la soirée.

Soudain, j'aperçois Henry qui, discrètement, tapote l'épaule de Jeanne. Celle-ci se lève et le suit à l'écart du groupe. Je jette un coup d'œil à Mary. Elle discute avec Franz. Je crois qu'elle essaie de lui négocier une gorgée ou deux de la boisson, car le jeune homme garde l'objet serré de façon possessive contre son torse. Engagés dans une discussion sans fin, ils ne me prêtent aucune attention. Je décide de suivre Jeanne et Henry afin d'en savoir un peu plus sur elle.
Les deux compères s'arrêtent devant un arbre, puis échangent quelques mots. Mes yeux s'habituant peu à peu a la pénombre, je ne peux que remarquer le petit sachet de poudre blanche qu'Henry tend à Jeanne. Et je suis presque certaine que ce n'est pas du sucre. Ainsi c'est comme ça qu'elle dépense tout son argent. Je ne la vois pourtant sortir aucun billet.
Je comprends son visage creux et ses yeux fatigués. Elle a dû en voir des bonnes, bien entendu, mais Henry et sa « marchandise » n'ont pas dû aider.

Je décide de retourner auprès du feu et d'en reparler à Jeanne demain, seule à seule, afin de ne pas paraître intrusive au regard des autres. Il fait nuit noire. La lune a disparu derrière des volutes de fumée. Je m'allonge en face du feu de camp qui a nettement diminué de volume et ferme les yeux.
Je songe à ce garçon. S'il ne m'avait pas laissée, me serais-je enfuie comme je le fais là ? Si ma mère avait été attentive, aimante et compréhensive, l'aurais-je fait ?
Si je n'avais jamais croisé la route de Jeanne-la-Camée, serais-je partie de mon propre chef ? Aurais-je eu le courage de faire ma valise ? De vider mon porte-monnaie ? De prendre des vivres, au lieu de voler ainsi, d'être partie sur un coup de tête, sans rien, avec dans le ventre rien de plus qu'un café long dans une tasse Elvis Presley ?
Mon dieu, si j'avais su...aurais-je hésité ?
Le son des ondes de l'eau du lac produites par des insectes parvient à mes oreilles. Le vent fait vibrer celles-ci.

Peu à peu, je me sens partir. Mes pensées se brouillent. J'expire bruyamment, puis sombre.
Mon sommeil est peuplé de coups de foudre intempestifs, de Jeanne-la-Camée, de chauffeurs pervers, de feux de camp, de barres chocolatées et de poudre qui, certainement, n'est pas du sucre.

Mascara Où les histoires vivent. Découvrez maintenant