1. Cheveux courts et café long

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Je remonte ma lourde écharpe sur mon nez en réprimant un tremblement. L'hiver est particulièrement ardu, cette année-ci. Chaque pas est une torture parmi ce froid imperturbable et aucun refuge à l'horizon pour souffler un peu hors de la tempête.

Quelle idée j'ai eu, moi, de me couper les cheveux hier ! A la garçonne, qui plus est. Mes oreilles en sont presque tuméfiées. Je pousse un long soupire qui se transforme en buée chaude dans l'écharpe de laine et qui me brûle le visage. Au détours d'une ruelle, j'aperçois enfin l'enseigne d'un café, vous savez celui qui se trouve dans un coin un peu sombre et auquel on ne porte attention que pour se dire que l'on y mettra jamais les pieds.

Je décide d'entrer malgré tout. Je ne suis pas déçue. A peine arrivée je suis aveuglée par une rafale de vent brûlant, suivi de près d'une douce odeur de chocolat chaud. Je m'accoude au bar sous le regard médusé du serveur, qui, probablement, n'aurait jamais espéré apercevoir un seul client en ce jour glacial.
Je commande un café long, et me débarrasse de mon écharpe et de mon manteau, en gardant toutefois mes gants. Je ne risque pas de ressortir de sitôt, ça non.

Je passe une main dans mes cheveux épais et entremêlés. J'ai passé pourtant plus d'une heure à les coiffer le matin même. Mais cela n'a pas d'importance. Mes dents s'entrechoquent et le bruit chronique de collision de celles-ci retentit dans toute la pièce. Le bar à un style américain des années soixante, mes préférées.
Le café est déposé devant moi. J'observe avec attention la décalcomanie d'Elvis Presley présente sur la tasse, entre la petite cuillère et le carré de sucre.

Une femme entre. Non, que dis-je, c'est une adolescente. Elle a probablement mon âge. Je l'ai crue plus vieille à cause de l'épais manteau qui lui arrondit la silhouette. Elle a le visage décharné. Squelettique. Mais les yeux francs. Elle prend doucement place à ma gauche. Le barman nous lance un regard plein d'espoir. Décidément, il est verni.
Je sirote mon café, je tente de le faire durer le plus longtemps possible. Lorsque je l'aurai terminé sera l'heure de sortir à nouveau. Et j'ai réellement envie de tout, sauf de cela.

Je dépose mes mains tout autour de la tasse brûlante afin de me réchauffer. Je sens le regard de l'inconnue posé sur moi. Elle ouvre alors la bouche. Une voix craquelée, mais ferme, en sort :
« Alors ? Quelle est ton histoire ? » me dit-elle en un soupir.

J'hésite. Après tout, je n'ai rien à perdre.
« Je m'appelle Vienne. J'ai seize ans, presque dix-sept. Ma vie est un enfer et je tente de m'oublier en avalant ce café. »
Elle ne répond pas, ce que je prend comme une inclination à poursuivre.
« Je vis avec ma mère. Elle ne me comprend pas, m'a jetée dans un lycée sordide bondé d'adolescents en chaleur et sous développés pour la plupart. Je n'ai pas d'amis, ni de bonnes notes, je ne m'aime pas. Ah, si. J'ai un joli nez. Et pour couronner le tout, je viens de me faire lamentablement larguer au beau milieu d'une rue par un mec que j'aimais plus que ma propre vie et j'ai ruiné mon mascara. Heureuse ? »
Non. Elle n'a pas l'air heureuse.

Après un temps de réflexion, elle se tourne vers moi. Alors, le plus sérieusement du monde, ses yeux plantés dans les miens, elle me lance :
« Ça te dirait de m'accompagner ?
« Où ça ?
« N'importe où ! Nulle part, partout. S'en aller, vivre sans amour, sans attache. Au jour le jour. Avec pour seule contrainte celle de rester ensemble. Coûte que coûte. Ça te dit ?

Je prétend que je suis en train de réfléchir, mais ma décision est déjà toute prise. Je me retourne vers elle.
« C'est parti.

Elle sourit faiblement. Je rajoute :
« A une seule condition : donne moi ton nom. Je ne suis pas censée parler à une inconnue.
Elle rit.
« Je m'appelle Jeanne. Mais, tu sais, tu vas devoir en croiser beaucoup, des inconnus ! »
Nous ricanons en coeur.

Alors, abandonnant mon café après en avoir pris une dernière gorgée désespérée, et elle sans avoir rien commandé, nous poussons la porte du café. Le froid nous mord le corps, le vent nous rabroue de coups. Nous tire en arrière, comme pour nous dire de rester. Que c'est une erreur. Mais, avec pour seule conseillère notre conscience corrompue, nous disparaissons dans le brouillard en direction de la gare.

Mascara Où les histoires vivent. Découvrez maintenant