10. Bonnie Elvis

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Pas de bunker. De soldats. De miradors.
De simples barbelés posés sur un grillage long de quelques kilomètres. Pas de surveillance, non. Mais la simple menace de mourir déchiqueté règne maîtresse.
Nous sommes planquées derrière un buisson, comme des héroïnes de dessin animé cherchant à échapper au Grand Méchant.
Sauf qu'ici, pas de Grand Méchant, mais une seule quête : la liberté.

Je jette un coup d'œil à Jeanne, à quelques centimètres de moi. Mais elle a les yeux rivés sur le grillage, et son œil, je le remarque, s'est allumé. Oui, son œil terne, sombre, est soudainement redevenu pétillant. Un éclat qu'elle avait perdu depuis longtemps. C'est ainsi cela qu'elle attendait. Jeanne n'est pas partie car elle était malheureuse : elle s'est enfuie de sa routine maladive. De son ennui perpétuel. Elle ne cherchait pas la liberté, en m'entrainant avec elle. Enfin, pas uniquement.
Elle cherchait simplement l'aventure, l'adrénaline. Les battements de cœur à cent à l'heure.

Elle a trouvé ce qu'elle cherchait. J'en suis heureuse.
Soudainement, sa main s'abat sur mon épaule, en signe de passage à l'acte. Nous nous dirigeons à pas de loup vers la frontière. Encore une fois, je songe à ma mère. Maman, toi qui disais que je n'arriverais à rien. Toi qui m'as foutue dans le tas, toi qui m'as noyée dans la foule, putain mais regarde où j'en suis. Je suis en face d'une frontière, accompagnée d'une droguée qui est aussi ma meilleure amie, la seule que j'ai jamais eue, à deux doigts d'escalader des barbelés et de disparaître dans la brume.
Une nouveau nom. Une nouvelle vie.

Avant même que je m'en rende compte, je suis déjà accrochée aux fils de fer tranchants hérissés de piques, me démenant pour me dégager de ce piège à loup.
Puis, traîtresse, coup de poignard dans le dos, la chute.

La chute de l'autre côté de la frontière. À côté de moi, Jeanne atterrit sur le dos et va rouler au loin. Nous nous relevons toutes les deux, épuisées, mais souriant jusqu'à l'os.
On a réussi.
On est enfin là où personne ne nous retrouvera. Enfin. Enfin !
Le bonheur éprouvé est indescriptible. Non...ce n'est même pas du bonheur. De la puissance, une satisfaction hystérique. Un concentré alcoolisé de joie. Un cocktail de désir.
Nous nous jetons dans les bras l'une de l'autre, pleurant de joie.

Notre histoire ne fait que commencer. Debout face au nouveau monde qui s'offre à nous, face à la ville que nous pouvons distinguer à l'horizon, aucune n'ose prononcer le moindre mot. Nous avons trop peur que la moindre parole nous retire notre liberté si pure, si nouvelle.

Un silence bourré de simplicité, de sous-entendus hystériques.
Soudainement, alors que d'autres larmes me montent aux yeux, avant qu'elles ne m'explosent au visage, Jeanne me murmure, d'une douce voix tremblotante :

«Alors, c'est quoi ton nouveau nom ?»

J'hésite quelques secondes. Mais ce nom tout tracé s'offre à moi en un instant :

«Je m'appelle Bonnie Elvis.»

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