4. La prochaine fois, ne dis pas merci

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Petite, j'avais déjà un sens aigu de la justice.
Je ne sais d'ailleurs pas exactement d'où il vient. Il était inadmissible, vu par mes yeux d'enfant, de transgresser de quelque manière que ce fut, la loi. Les injures, les accusations infondées et autres vols et mensonges étaient pour moi l'apex de l'horreur, et je ne supportais aucun écart.

En grandissant, mon avis s'est nuancé. J'acceptais certains mensonges, s'ils étaient en partie justifiés. Je concevais bien que les injures pouvaient, parfois, traverser notre bouche sans que nous le voulions, une sorte de réflexe d'idiotie.
Mais jamais, au grand jamais, je ne pouvais imaginer qu'une accusation infondée ou un vol ne fussent jamais punis. Ils étaient des actes délibérés de Mal.

Les accusations infondées restent encore aujourd'hui une irritation absolue à mon égard. Quant au vol, je m'apprête à en changer de point de vue.
L'ambiance est pesante dans la petite station de repos dans laquelle nous entrons. Une atroce musique est jouée en boucle dans des hauts-parleurs minables, ce qui donne un bruit de fond à s'en taper la tête contre un mur. Le tout se marie parfaitement avec l'odeur et le bruit d'un ventilateur rouillé crachant des litres de fumée noire. Dehors, les néons composant la phrase « 24h/24 » manquent pour la plupart. Certains sont tombés, et se balancent lentement dans le vide, clignotant, s'accrochant à ce qui leur reste de lumière. D'autres sont éteints. Le tout donne un aspect misérable et malsain à l'endroit.

Les rayons sont droits, bien alignés, et regorgent pour la plupart de bouteilles d'alcool et de tabac. Certains comportent quelques caisses de barres chocolatées. Des bouteilles d'eau tiède trônent dans un angle, oubliées. Jeanne en attrape deux et me glisse a l'oreille :
« Mets trois ou quatre barres dans ton manteau.
Indignée, je lui rétorque :
« Mais...c'est du vol !
« Tu veux vraiment avoir cette conversation maintenant ? C'est ça ou rien ! Il va falloir t'y faire. »

J'hésite un instant, puis, à contrecœur, remettant en cause toute mon éducation et ma philosophie de vie, la manière dont j'ai toujours vécu, j'agrippe une poignée de barres chocolatées et les glisse dans ma poche le plus discrètement possible, le front en sueur, les lèvres tremblantes de culpabilité.
Lorsque vient le moment de payer les bouteilles d'eau et un sac à dos que ma compagne à, entre temps, décroché d'un rayon quelconque, Jeanne sort un misérable billet de sa poche - presque autant que le lieu - et le plaque contre le comptoir. Le caissier nous jette un regard suspicieux, et je crois un instant le voir entrouvrir la bouche, mais il la referme aussitôt et glisse le peu de monnaie dans la patte poussiéreuse de Jeanne.

Lorsque nous sortons, et après s'être un peu éloignées de la route et assises sur un bord de trottoir, planquées entre deux voitures, nous sortons de nos poches le butin amassé. Quatre barres chocolatées et un sac à dos, deux bouteilles d'eau, un paquet de cigarettes et deux briquets. Horrifiée, je lui murmure :
« Tu...as volé ça aussi ?
« Que veux-tu ! Chacun ses pêchés. Et s'il fallait attendre que l'idiot de la station accepte de me les vendre, on y est pas rendu !

Je réfléchis quelques secondes, faisant appel à toutes mes notions d'éthiques. Enfin, Jeanne se tourne vers moi.
« Je sais où on va aller ensuite. Regarde :
Elle déplie devant mes yeux la vieille carte routière achetée à la gare, puis entreprend de m'expliquer le chemin à suivre.
« ...et là, tu vois, on a plus qu'à traverser cette route et on y sera. »
Le plan est donc le suivant : auto-stop pendant quelques heures, puis marche, et enfin terminus : nous coucherons près d'un lac dont j'oublie le nom quelques minutes plus tard. Là, nous retrouverons des amis de Jeanne, et nous repartirons au petit matin.

Elle replie délicatement le précieux morceau de papier et le dépose dans le sac à dos. Puis nous y versons le reste. Nous tirons à la courte-paille celui qui le portera à l'aide de morceaux de bois. C'est elle qui en écope. Et, malgré mon insistance à prendre sa place, elle dépose le sac sur son dos et se met en route.
Nous arrivons au bord de la route en quelques minutes. Peu de voitures passent. Un petit tacot nous passe devant avant que je puisse lever la main. Enfin, un pick-up nous ramasse et nous nous installons devant, à côté du conducteur. Le trajet se passe sans incident. Arrivées à destination, pourtant, et au moment de descendre, j'aperçois le regard étrange imprimé sur le visage du chauffeur.

« M-Merci... bégayai-je sans conviction. Comment p-peut-on vous r-remercier ?

Je comprends alors ce que signifie ce regard. Sa bouche se craquèle en un sourire édenté, ses yeux se plissent, fixent un point précis de mon corps. Pervers, va. Alors que je m'apprête à descendre, et que Jeanne m'attend déjà dehors, il attrape mon poignet et le serre avec force. Puis, ricanant tel un vieux sorcier, sa main me frôle la hanche, remonte un peu plus haut avec violence. Je me débats comme je peux, et réussit finalement à me libérer de son étreinte et à me précipiter hors du véhicule.

Le souffle court, je rejoins Jeanne et lui narre ce qu'il vient de se passer. Elle me répond par un simple :
« Mais, ma pauvre, à quoi t'attendais-tu ? »
Je réfléchis. Repasse cette phrase en boucle dans ma tête. C'est vrai : je n'avais pas pris en compte la malveillance de certaines personnes lors de ma décision de partir avec elle. Il va falloir être plus prudente à l'avenir.
Après quelques instant où elle semble réfléchir, Jeanne me lance :

« La prochaine fois, ne dis pas merci. »

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