22 : Courber l'échine

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Tandis que ses amis se concentraient pour instiller à leur corps une semi-léthargie grâce à la pâlurgie, afin d'être en mesure de mieux contrôler leurs réactions, Cayn, saisit d'un pressentiment, choisît de ne pas faire de même. 

Néanmoins, il prit un instant pour s'apaiser et faire le vide dans son esprit, rassemblant en lui tout le courage et le sang-froid dont il était capable. Il était vrai que de pouvoir duper son corps pour lui faire croire qu'il avait été engourdi par une drogue était pratique dans leur cas. 

Sauf que, si le corps était plus calme et moins soumis aux émotions vives, il en était également ralenti dans ses réactions physiques et ses réflexes. Une sensation que Cayn abhorrait. Si jamais le danger devait survenir, il voulait être en pleine possession de ses moyens. Et il se disait que le risque qu'ils allaient courir était trop grand pour sacrifier sa réactivité. 

Lorsque Kyarina et Thimoléon revinrent à eux, ils purent alors se remettre en route et se dirigèrent lentement vers l'impressionnante muraille blanche et luisante derrière laquelle s'élevaient les deux infinis piliers de lumière.

En passant sous l'énorme portail d'environ dix toises de haut, Cayn pressa un instant l'allure tellement l'énorme herse noire était impressionnante. Elle avait l'air de pouvoir s'abattre comme un couperet d'un instant à l'autre. 

Un léger coup dans les côtes de Kyarina lui rappela soudain de baisser les yeux au sol, mais il distingua un sourire de la jeune femme du coin de l'œil, elle-même impressionnée par la grandiloquence de l'architecture. 

Soudain, leurs entrailles se glacèrent et leur sang ne fit qu'un tour. En baissant la tête, ils avaient aperçu quelque chose qui les ravissait beaucoup moins. Juste après l'arche se dressait un petit pavillon dans lequel psalmodiaient en cercle d'étranges silhouettes habillées de bures brunes en faisant cliqueter leurs chaînes de cuivre. 

Et dire que Cayn pensait que Thimoléon exagérait. 

Un autre fanatique, au visage terrifiant et implacable, engoncé dans une armure d'argent surmontée d'un emblème qu'ils ne purent distinguer car dissimulé sous un pan de sa cape, tenait en laisse un dernier homme. 

Du moins, sa silhouette était humaine, mais pour le reste, l'individu était si décharné, si sale et si tuméfié que l'on aurait pu le croire couvert de fourrure de loin. De plus, son visage était entièrement dissimulé derrière un appareil ressemblant étrangement à un miroir ovale, mais dans lequel suintait un drôle de liquide visqueux et argenté. 

De manière frénétique, cette goule tentait de scruter le visage de chaque passant déambulant devant son masque effrayant. Lorsque l'affreux faciès poli se posa sur eux, Cayn eut un sombre pressentiment et baissa immédiatement la tête, imité par Kyarina. 

Ils n'eurent pourtant pas l'air plus suspect que les autres car tous les marcheurs les entourant faisaient de même, terrifiés par l'insoutenable regard invisible de la goule. Lorsqu'ils furent hors de portée des dévots, Cayn interrogea Thimoléon qui lui répondit par un haussement d'épaules :

« Je ne sais pas ce que sont ces choses, probablement la dernière invention de ces fanatiques pour nous déceler. Vous avez bien fait de détourner le regard, car je soupçonne ces appareils fixés sur leurs visages d'agir comme une lorgnette. Maintenant, silence et discrétion, nous ne sommes pas encore tirés d'affaire ! »

Toujours était-il que l'expérience qu'ils avaient vécue à la porte les avait profondément plongés dans la réalité du danger qu'ils encouraient. Par la suite, ils ne se sentirent guère le courage d'admirer grand-chose de cette immense cité marchande, à l'exception de quelques murs décrépis, de beaucoup de bottes et de souliers et de quelques animaux qui déboulèrent entre leurs jambes, dont une sorte de singe rachitique que Cayn n'avait encore jamais vu. 

En bifurquant au coin d'une ruelle, il se disait qu'il demanderait à Thimoléon ce que pouvait bien être cette bestiole. Prudemment, il ouvrit alors son esprit aux sentiments du monde. Il manqua de peu d'être submergé. Une incroyable affluence d'émotions déferla soudain sur lui, comme si une foule s'était réunie autour de lui pour lui hurler dessus leurs ressentis les plus forts et les plus intimes. 

Là, un homme voulait voler de la viande pour nourrir ses enfants. Ailleurs, quelqu'un d'autre avait peur pour sa vie. Il y avait également beaucoup de sentiments de désir profond, d'amour, de passion. 

Cayn avait été entraîné à supporter cet afflux massif de sensations et d'informations, mais même ainsi il avait du mal à supporter cette effervescence. Il s'inquiétait pour Kyarina. Elle commençait à peine à s'initier à la pâlurgie, elle devait être perdue dans ces flots d'états d'âme tumultueux. Ce fut alors qu'il le sentit.

Le désir de tuer.

Existences - Tome I : La traque des RémorsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant