L'enfant, comprenant ce qu'il venait de se passer, détala quatre à quatre du monstre et vint se cogner contre Cayn dans la pénombre. Ce dernier l'attrapa par les épaules et mit un genou à terre pour se mettre à sa hauteur.
Quand Thimoléon revint avec la torche et éclaira le garçon, les deux rémors furent stupéfaits. De son épaisse tignasse rousse émergeaient deux cornes similaires à celles d'un jeune cerf. D'ailleurs, Cayn s'aperçut avec stupeur que ses jambes étaient également celles d'un cervidé. Pour le reste du corps, c'était un gamin tout à fait normal avec des yeux incroyablement verts :
« Ma parole, c'est un faune ! jura Thimoléon. Je croyais qu'ils n'existaient que dans les légendes !
— Alors c'est ce que nous sommes ? demanda l'enfant-cerf. Un faune ?
— Pourquoi dis-tu "nous" ? le questionna Cayn.
— Ben... Moi et l'autre. »
Thimoléon roula des yeux dans ses orbites. Il mima à Cayn de retourner le garçon, ce qu'il fit. L'enfant ne broncha pas. Thimoléon rapprocha la torche, Cayn plissa les yeux et quand il comprit ce qu'il était en train de voir, il eut un mouvement de recul.
Ce qu'il avait pris pour une tache ou de la saleté était en fait une grosse masse grise enfoncée dans le dos du gamin. Cette chose bougeait indépendamment de l'enfant et paraissait presque s'enfoncer dans sa chair à vue d'œil.
Alors que Cayn approchait la main pour tenter de l'enlever, une bouche pleine de petites dents pointues s'ouvrit brusquement et claqua dans le vide, à quelques pouces des doigts de Cayn :
« Non ! Ne nous séparez pas, supplia le faune. Sinon nous allons mourir !
— C'est vrai, mon garçon. Il semblerait que si l'on sépare un amphitryon de son hôte de force, ils meurent tous les deux.
— C'est donc bien d'un amphitryon qu'il s'agit, murmura sombrement Cayn en refaisant faire demi-tour au garçon. Dis-moi, tu parles comme si vous étiez deux. Tu entends parler la chose qui est dans ton dos ?
— Oui, mais nous ne faisons plus qu'un maintenant. Elle m'a mordue pour ne pas que les méchants loups me mangent en entier. Ils m'avaient déjà mangé les jambes. Elle me dit que ses frères étaient mauvais, mais pas elle. Elle, elle ne veut pas dévorer les gens. Elle n'a pas faim, elle a soif. Elle veut apprendre.
— Vous voulez dire que les amphitryons ne sont pas tous des parasites sanguinaires ? demanda Thimoléon interloqué.
— Non pas tous. Beaucoup, oui. Presque tous, même. Ils sont en bas dans le noir depuis des âges immémoriaux. Que veut dire immémoriaux ? Ah, d'accord. Et ils ont faim depuis plus longtemps encore. Alors ils deviennent fous. Parfois, ils se mangent même entre eux, mais c'est interdit. Vous comprenez, nous ne sommes pas la chair, nous ne nourrissons pas. Nous ne pouvons pas non plus mourir. Alors, quand la folie devient assez forte pour que nous préférions creuser pendant des cycles, nous creusons. Et c'est à ce moment que la plupart d'entre nous remontent vers l'air et la chair pour tout dévorer. Car toujours ils auront faim, jamais ils ne seront rassasiés. Mais certains n'ont pas cette faim, ils ont la soif. Soif d'apprendre, de connaître, de découvrir, car nous savons qu'un souvenir peut nourrir plus qu'un plaisir. Nous remontons pour rencontrer, pas pour dévorer. Nous ne voulons pas tuer. Nous n'aurions pas imprégné une si jeune chair si ce n'était pour la sauver.
— Et si nous décidions que vous étiez un trop grand danger pour nous, les humains, que feriez-vous ? l'interrogea Thimoléon.
— Nous voulons avoir la chance de vivre, que tous aient cette chance. Ainsi, nous ne voulons pas tuer. Alors, nous fuirons pour survivre. »
Les deux hommes se regardèrent, abasourdis. Ils ne savaient plus quoi penser.
D'un côté, ce faune avait l'air inoffensif, paisible et un peu simplet. De l'autre, ils avaient bien failli y rester à cause d'une meute de ces choses. Cayn regarda le petit visage qui avait l'air apeuré.
Petit à petit, il se reconnut dans les yeux de cet être étrange. Tout ce qu'il semblait vouloir, c'était avoir une chance de vivre, de découvrir le monde, d'être libre. Le rémor refusait de se comporter comme ces humains prompts à bannir ce qu'ils ne pouvaient comprendre, pire, à juger ce qui méritait ou non de vivre.
Il jeta un coup d'œil à Thimoléon qui lui répondit d'un haussement d'épaules, confiant la décision à Cayn. Et s'il les manipulait ? Sous les traits d'un enfant, il pourrait s'avérer facile de les duper. Cayn tendit alors son pâl vers l'esprit du faune avec sa pâlurgie.
D'abord, il y eut comme un mur blême et visqueux qui empêcha tout contact. Cayn enjoignit alors l'enfant à lui faire confiance et petit à petit le mur se baissa. Cayn s'ouvrit alors aux sentiments du faune.
Ils étaient lumineux et chaleureux. Une curiosité avide l'animait et ensoleillait sa vision du monde de mille lueurs d'intérêt. Mais une peur profonde se terrait derrière cette lueur. Une peur noire et grouillante. Cayn se dégagea doucement de l'esprit du faune et rouvrit les yeux :
« Je te crois et je vais te faire confiance. Mais je veux que tu me promettes de ne jamais faire de mal aux hommes. Et si tu n'as pas le choix et que tu dois te défendre, mets tout en œuvre pour ne pas tuer.
— Nous le promettons. » répondit simplement le faune de toute sa sincérité.
Thimoléon prit alors l'enfant-cerf par la main et ils se dirigèrent tous les trois vers la sortie, laissant l'affreuse carcasse derrière eux. À la sortie de la grotte, le faune cligna frénétiquement des yeux pour s'habituer à la lumière.
Il leva les yeux vers Cayn qui hocha la tête doucement. Il lâcha alors la main de Thimoléon et s'élança en gambadant dans les arbres, foulant le lit d'aiguilles de ses sabots :
« N'aurions-nous pas dû le ramener à ses parents ? interrogea Thimoléon tandis qu'ils revenaient vers Kyarina et Kant.
— Il n'y a plus d'enfant à ramener, dit Cayn l'air songeur. C'est autre chose maintenant, et cette chose veut juste vivre loin des hommes. Je ne sais même pas si elle parvient encore à comprendre le concept de famille, ou si la personnalité du petit garçon reste entière. Et puis, je doute que les habitants l'acceptent comme nous pouvons le faire... Mais après tout, ce petit est libre de faire ce qu'il veut. Peut-être reviendra-t-il vers ses parents, s'il en éprouve le besoin...
— Qu'est-ce que c'était ? demanda Kyarina tandis qu'ils arrivaient à son niveau.
— Un faune, ou ce qui s'en rapproche. » répondit Cayn sans aucune autre explication qu'un petit sourire mélancolique.
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Existences - Tome I : La traque des Rémors
FantasyExistences raconte l'histoire des Rémors, des individus qui acquièrent un pouvoir incroyable mais interdit par les dieux de leur monde. Proscrits, pourchassés par le clergé et systématiquement dénoncés par la population, ils sont obligés de se dissi...