28 : La vertigineuse cité d'Ondo

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Laoban resta un moment silencieux, dévisageant Cayn. Son visage buriné restait neutre, même quand il tourna le regard vers la mer. Puis, dans un petit soupir, il s'approcha de Cayn et lui posa la main sur l'épaule :

« S'il y a un mot que peut comprendre un marin, c'est « liberté ». Je ne serai peut-être pas libre de parler de vous, mais je le suis de croire en vous. Vous auriez fait un bon marin, Cayn. Hormis, le mal de mer peut-être. »

Et avec un petit sourire en coin, le capitaine tapota l'épaule de Cayn avant de s'éloigner tranquillement vers sa cabine. Cayn resta un instant abasourdi tandis qu'une agréable chaleur s'emparait de lui. 

Ce n'était pas seulement dû aux premiers rayons du soleil dépassant enfin la falaise qui venaient lui lécher la peau, c'était surtout la première fois qu'un homme ne jugeait pas qu'il ne méritait pas de vivre. Mieux même, cet homme, ce vieux loup de mer plein de sagesse lui faisait confiance. 

Dans un sursaut de gratitude et de bonheur, il s'inclina respectueusement dans le dos du vieil homme. C'était l'élan qui lui manquait pour affermir sa volonté : qu'un étranger lui laisse sa chance de prouver qu'il n'était pas juste bon à être chassé comme une erreur de la nature, qu'on lui montre que les hommes pouvaient être prêts à revendiquer leur liberté. 

Et pour cela, Cayn n'oublierait jamais le capitaine du navire qui l'avait tant rendu malade. Laoban.

Ce fut donc un Cayn enjoué et exalté qui réveilla ses compagnons deux heures plus tard pour leur annoncer qu'ils étaient arrivés à bon port. Il avait tellement hâte de gravir la falaise pour découvrir la ville en son sommet qu'il bâcla son paquetage qui ne fermait plus. Finalement, il perdit du temps à le refaire et ce fut lui que Thimoléon et Kyarina durent attendre, les yeux ensommeillés. 

Mais il en fallait plus pour entacher cette bonne journée et l'humeur joviale de Cayn semblait communicative. Bon pied bon œil, les trois compagnons débarquèrent sur le ponton. Cayn remarqua alors le nom de la caraque sur laquelle ils avaient navigué : Liberté. Avec un grand sourire, il ouvrit la marche d'un enthousiasme exacerbé, suivi par ses amis qui hésitaient encore entre l'interrogation et l'amusement. 

Il mesura vite sa vivacité en se rendant compte que les passerelles menant aux bateaux étaient flottantes et se mettaient à tanguer dangereusement sous son pas trop précipité. Il rejoignit donc plus prudemment la jetée de bois principale qui était quant à elle fixée à la falaise.

Ils s'engouffrèrent alors dans le tunnel qui permettait aux voyageurs de monter jusqu'à Ondo. L'éclatante lumière fit soudainement place à une semi-pénombre et ils durent marquer une légère pause le temps pour leurs yeux de s'habituer à l'obscurité. 

Petit à petit, un large escalier à pente raide se dessina face à eux. Les rebords des marches semblaient usés, érodés par les passages incessants des hommes, du vent et du temps. Sur les murs étaient gravés d'élégants motifs circulaires et sinueux jusqu'au plafond. 

De petites arches étaient creusées directement dans la roche, approximativement toutes les cinq toises, pour abriter du vent les lampions qui permettaient d'éclairer l'escalier. Et surtout, il y avait cette brise qui s'engouffrait à leur suite en mugissant et en faisant voleter les capes de voyage. 

Mais c'était un vent chaud et, hormis pour les claustrophobes, l'atmosphère de ce passage était agréable, quoiqu'un peu sombre et jaunâtre. Et c'était tant mieux, car il leur fallut presque les cent minutes que comportait une heure pour gravir les célèbres milles marches d'Ondo. 

En nage, ils se défirent de leurs capes et vêtements trop chauds juste avant de franchir l'ultime marche et de se plonger à nouveau dans l'ardente lumière du jour.

Quelques battements de cils plus tard, ils purent admirer plus distinctement la ville d'Ondo. À la sortie du tunnel, une grande et large avenue, faite de tuiles de bois blanc, filait tout droit à travers la cité. 

Un nombre impressionnant de charrues et de porteurs l'arpentait dans les deux sens. Cayn reconnu, harnachée à un convoi, la même créature que Thimoléon chevauchait dans le désert de leur toute première rencontre, sauf que celle-ci semblait plus grosse et musculeuse. Son mentor lui apprit que c'était un Camequa, une monture extrêmement résistante et docile, parfaite pour les lourdes charges et les longs voyages. 

Le jeune s'intéressa ensuite aux habitations qui l'intriguaient positivement. Tous les murs étaient faits dans la même matière lisse et uniforme, comme une sorte de chaux, déclinée sur tous les tons d'une même couleur de base jaune-orangée. Les toits pointus, faits de planches de bois châtain, comme les portes et les fenêtres, étaient souvent surélevés pour y aménager en dessous des terrasses couvertes, toutes très fleuries. 

Plus haut encore que les toits, Cayn remarqua alors un réseau de gros câbles se croisant et se chevauchant. Il n'eut pas le temps de se questionner très longtemps sur ce système avant de voir une nacelle se déplacer devant ses yeux le long de l'un de ces câbles. À l'intérieur, trois ou quatre hommes armés d'arcs et d'arbalètes semblaient surveiller les rues en dessous d'eux. 

Thimoléon expliqua qu'il s'agissait de la milice d'Ondo, constituée d'excellents tireurs, dont l'arme la plus efficace était certainement le poison paralysant, dont ils enduisaient leurs flèches ou carreaux, pour arrêter les bandits et permettre aux patrouilles au sol de les appréhender avec un minimum de risques. Bien sûr, il y avait bien quelques bavures, mais dans l'ensemble, les autorités prétendaient que la population était assez satisfaite et rassurée par cette protection. 

Le dernier détail que releva Cayn était que la cité était entièrement entourée de végétation comme si seule la flore suffisait à sa protection. Toutefois, l'œil aiguisé par ses sens de rémor lui permit de déceler une palissade semblable à celle qu'il avait vue depuis le port, dissimulée dans les feuillages.

Le seul édifice dominant véritablement l'ensemble des habitations était un obélisque noir et menaçant qui trônait au centre de la ville. Cayn mit un certain temps, à cause de la distance, avant de distinguer une forme dorée sculptée à son sommet. C'était la statue d'une très belle femme dotée d'ailes qui semblait en plein envol, le visage tourné vers le ciel :

« C'est Rotbess, Ytesse du voyage, dit alors Thimoléon en écho à la contemplation de Cayn. Ce n'est pas étonnant qu'elle soit révérée dans une ville de voyageurs et de marchands. Il y a quatre autres obélisques semblables dans le monde, l'un d'entre eux est à Falassë, mais nous étions trop pressés pour y faire du tourisme, les deux derniers sont à Anarie et à Eärnen. Toutes sont des villes très marchandes qui attirent chaque jour des milliers de voyageurs...

— D'ailleurs, alors qu'ils semblent être là depuis bien plus longtemps que les hommes, ce sont les membres de la Caste des Négociants qui y auraient ajouté les statues de Rotbess, ajouta Cayn à l'attention de Kyarina. Il paraît qu'ils se font tous tatouer les ailes de Rotbess sur les omoplates. C'est censé être un symbole de protection et de chance. La légende raconte même qu'ils détiendraient une plume de l'Ytesse elle-même. À chaque génération, elle serait confiée à un messager spécialement entraîné, ce qui lui offrirait le don de voler ou de se téléporter, bref d'effectuer de longs trajets très rapidement.

— Ce ne sont que des sornettes et des superstitions, mon garçon. Vous ne tenez certainement pas cela de mon enseignement ! Où donc avez-vous appris ces inepties ? maugréa Thimoléon.

— J'ai fait quelques repérages pendant que tu ronflais ! » plaisanta Cayn.

Existences - Tome I : La traque des RémorsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant