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Daisy frappe contre les parois du placard de toutes ses forces.

- Ivy ! Appelle-t-elle.

Ça fait dix minutes que son hôte l'a poussé dans ce placard et l'a refermé. Dix minutes qu'elle pousse de toutes ses forces sans parvenir à s'échapper. Tout le monde est parti. L'appartement est calme, silencieux. Comme il ne l'a jamais été auparavant et pour cause : c'est le jour du départ. Elle est sensée rejoindre la bande à seize heures devant un bar pour repartir. Des larmes de frustration font rapidement leur chemin jusqu'à ses paupières. Jusque-là, elle a essayé de rester calme, de garder son sang froid pour ne pas empirer la situation. Mais elle a entendu la porte claquer sous les gloussements d'Ivy. C'est trop tard, elle ne pourra pas les rejoindre. Et pour la première fois, elle se persuade qu'elle n'aurait pas dû prendre la route. Elle est seule, sans portable ni argent, dans une maison qu'elle ne connaît pas, et on vient de l'enfermer dans un placard rempli de drogue. Elle cesse de tambouriner contre la porte et laisse sa tête retomber contre le mur du placard. Les larmes dévalent ses joues. Elle ne s'est jamais sentie aussi stupide. Elle n'écoute jamais son intuition, à force de s'entêter à donner une chance à tout le monde. Elle l'a senti, le vice chez Ivy. Elle a tout simplement décidé de l'ignorer, et maintenant, elle va crever dans ce placard. Elle est presque sûre qu'Ivy ne reviendra pas. On dirait parfois qu'elle n'a aucune limite.

Et puisqu'elle n'a plus que ça à faire, elle se met à penser à sa vie. À sa mère qui ne sait pas comment prendre soin d'elle. À son père, trop passif pour qu'elle l'admire. Aux gens qu'elle a connu à l'école. Elle se demande si parmi eux, il y en a jamais eut un seul qui se soucie d'elle ? A-t-elle déjà eu quelqu'un ? Son nez la picote. Pourquoi n'y a-t-il jamais personne ? Elle retire son chapelet et le contemple de longues minutes entre ses mains.

Dieu éprouve ceux qu'il aime.

Existe-t-il au moins ? Pourquoi la Bible nomme-t-elle toute la descendance masculine d'Adam et Ève, mais aucune femme ? Pourquoi certaines personnes n'ont pas le droit de s'aimer ? Pourquoi les règles ne font que se contredire d'une page à l'autre ? Pourquoi Dieu punit-il le peuple d'Égypte au lieu de son tyran  ?

Elle pense aux efforts qu'elle a fourni tout au long de sa vie. Toutes les fois où elle s'est sacrifiée sans réciprocité. Et puis au tournant qu'a prit sa vie, brusquement, quand elle est montée dans ce van. Quand Finn l'a fait monter à bord. Aux frites qu'il lui a payées, à l'imperméable noir, aux lunettes papillons ridicules qui lui vont si bien. À Ben et son petit frère. Elle remet sa croix autour de son cou. Et puis elle fixe les portes du placard. Toutes ces années, elle était tellement en colère après la vie d'être aussi cruelle qu'elle s'est accrochée, sans jamais céder. Parce qu'elle ne voulait pas laisser les mauvaises choses gagner. Elle ne s'est jamais défoncée, jamais mutilée. Elle n'a jamais cherché un moyen de diminuer la douleur. Mais à quoi ça lui a servit, finalement ? Dans l'obscurité, elle chuchote :

- Tant pis.

Le silence retombe. Parfois, c'est comme si elle se voyait de l'extérieur. Comme quand on regarde un film dont le protagoniste est terriblement malheureux. Elle a de la peine pour la petite fille meurtrie qu'elle est.

*

La pièce est silencieuse lorsque Finn ouvre la porte. On entend juste le tic-tac du réveil en plastique bon marché qui lui donne toujours du fil à retordre pour s'endormir. Il aperçoit la poussière voltiger à travers les rayons qui filtrent dans l'embrasure des persiennes. Le cactus qui se trouve habituellement sur le bureau est renversé par terre, on a dû le faire tomber. Dehors, il entend le conducteur du van klaxonner avec impatience, certainement Kyle. Il soupire. Lorsque Daisy ne s'est pas rendue au point de rendez-vous, Ivy a dit qu'elle était partie. Les autres ont haussé les épaules, habitués à ne pas s'attacher. Sauf Ben, qui a passé le trajet jusqu'à l'immeuble en silence, les sourcils froncés. Finn est venu jusqu'à l'appartement pour s'en rendre compte par lui-même. Et il doit se rendre à l'évidence : il est vide. Il n'y a pas une trace de Daisy. Il balaye une dernière fois la pièce des yeux, une boule à la gorge avant de se rendre compte que le sac de Daisy est toujours à sa place. Pourquoi ? Pourquoi partir sans ses affaires ? Il tourne la tête, à l'affût, son cœur bat plus vite. Et c'est là qu'il le remarque, dans la semi-obscurité : le meuble qui bouche l'entrée du placard. Pourquoi l'a-t-on déplacé jusqu'ici ? Il se précipite sur la colonne en fer et la pousse pour pouvoir ouvrir le placard.

Et Daisy est là, les yeux clos, la tête contre le dos du placard, au milieu de dizaines de sachets remplis de cocaïne et d'herbe, et d'autres substances qui le rendent tout autant malade. Son sang boue dans ses veines, l'inquiétude lui laboure l'estomac. La colère et la peur se mélangent et le plongent dans une agitation confuse. Est-ce qu'elle en a pris ? Est-ce qu'elle respire ?

- Daisy, chuchote-t-il presque d'une voix tremblante.

Il la prend par les épaules et la secoue doucement. Elle ouvre les yeux. Elle ne dit rien. Elle le regarde. Il ne sait pas comment le prendre. Il penserait qu'elle dirait quelque chose, qu'elle s'exprimerait, aurait une réaction tout du moins. Mais rien.

Il la sort du placard, ses jambes tremblent un peu lorsqu'elle se met debout. Il attrape son sac et lui prend la main pour qu'elle le suive dans le couloir. Puis il la lâche abruptement et déboule dans le salon.

- Espèce de salope ! Crie-t-il. Je sais ce que t'as fait !

Il la pousse alors qu'elle sourit à pleines dents.

- Mais t'es complètement allumée, putain !

Elle ne dit rien, toujours ce sourire dément au coin des lèvres.

- Mais pourquoi tu fais ça, Ivy ? Pourquoi tu fais ce genre de choses, merde ? Pourquoi tu tapes, pourquoi tu craches...

Il s'interrompt, à bout de souffle. C'est comme s'il parlait dans le vide.

- Attends, tu sais quoi ? J'en ai rien à foutre.

Il se rapproche d'elle.

- Si tu t'avises de toucher à un seul de ses cheveux encore une fois, je te ferai savoir d'où je viens, dit-il assez bas pour que Daisy ne l'entende pas.

Il se trouve désormais à quelques centimètres de son visage. Elle esquisse un geste mais il s'empare de ses mains et les broient entre les siennes. Elle ne peut réprimer un gémissement de souffrance.

- Je crois que t'oublies vite où tu trouvais tes merdes et à qui t'avais à faire. La prochaine fois que t'essayes de la droguer, ou ne serait-ce que de l'approcher, je te tue.
- C'est une menace ? Sourit-elle presque.
- Non, une promesse.

Il la lâche finalement et rebrousse chemin vers Daisy, qu'il fait passer devant lui. Aussitôt la porte passée, ils déboulent dans les escaliers en courant et sautent dans le van. Josh soupire, mais ne pose pas de question. Ben lui jette un coup d'œil. Elle lui sert un petit sourire.

- Je suis cont-content que tu s-sois avec n-nous, dit-il.

Elle prend sa main et la serre un peu, avant de sortir son livre de son sac et d'y souligner des phrases au crayon à papier. Finn s'assoit par terre et pose son chapeau sur sa tête, un goût métallique à la bouche. The Strokes joue à travers le poste radio antique alors que leur fidèle van s'élance à nouveau sur les routes poussiéreuses de Sonora. Ils quittent le quartier d'Ivy après presque deux semaines de douches gratuites et de confort, avec ce drôle de sentiment familier d'inaccomplissement. Le soleil teinte le ciel d'orange et tape sur le pare-brise poussiéreux. C'est ainsi que Daisy se souviendra de sa vie sur la route. Les odeurs sont les mêmes qu'au premier jour. Il y a la fatigue, la fuite, la saleté, la transpiration, les packs de bières et les briques de jus de fruits vides entassées dans des petits sacs en plastique, les vitres qui se baissent manuellement et qui auraient besoin d'être graissées, les joints écrasés dans le cendrier, et puis les garçons. Finn, qui somnole contre la porte, son chapeau qui lui tombe sur les yeux, ses boucles brunes, sont corps mince sous sa veste en jean. Josh, qui conduit, la lumière du soleil dans les yeux, les sourcils froncés, et qui finit par mettre les vieilles lunettes de soleil qui traînent dans la boite à gants, sûrement à l'ancien propriétaire du van. Kyle qui enroule les lames de rasoir et le petit couteau dans un tissu avant de les fourrer dans sa poche, et qui parle fort, racontant sa dernière aventure avec une fille à Josh. Et enfin Ben, ses yeux bleus plongés dans l'observation du pare-brise et de la route, son silence assourdissant dans la cacophonie que produisent les exclamations des deux énergumènes, du moteur, des pneus sur la route et de la musique. Et le paysage désertique de Sonora qui s'étend. Loin devant.

LES MAUVAIS GARÇONS Où les histoires vivent. Découvrez maintenant