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Coney Island au mois de juillet, est à l'image du vieux rêve américain.

Le ciel est d'un bleu perçant, le soleil new-yorkais réchauffe la peau bronzée des passants, les vendeurs de glaces font fortune. Des adolescentes défilent en rollers et shorts en jean, les cheveux délavés par l'eau de mer et le soleil. Le temps s'arrête lorsqu'ils posent les pieds dans cet endroit hors de tout. Et pendant les semaines qui suivent, c'est comme si le soleil s'était enfin levé. Finn découvre une nouvelle fille. Daisy qui rit dans l'immense grande roue, dans des robes à fleurs, le visage lumineux. Qui achète des sucettes rouges éclatantes bon marché, qui porte des lunettes de soleil en cœur et marche pieds nus, ses chaussures pailletées à la main, le soir dans les rues bondées et encore tièdes. Les pâquerettes qu'elle cueille, qui traînent dans tous les recoins de leur petit studio un peu miteux, dans lequel ils trouvent le moyen de faire entrer la lumière. Les cordes à linge sur lesquelles ils étendent le peu de vêtements et de torchons qu'ils ont en leur possession. Le parfum sucré que Daisy porte tous les jours et qui sature l'air chaque fois qu'elle fait un mouvement, laisse derrière elle un sillage délicieux. Finn ne pense même pas aux garçons, il oublie. 

Oublier... C'est tellement facile d'oublier la misère, les coups durs, la vieille baraque de son enfance, lorsqu'il est ici. Tellement facile de se noyer dans les effluves de gaufres, de hot-dogs, de sucreries, de la peau de Daisy. Même si son travail ne lui rapporte pas grand chose, même s'il fait chaud à mourir. Parfois, il l'emmène au cinéma, il pose une main sur ses genoux nus et mange tout le pop-corn. Le reste du temps, elle le passe dans leur studio à taper des phrases sur une antique machine à écrire bleue, sur des feuillets qu'il n'a pas le droit de lire. Ou à la plage, avec des filles qu'elle rencontre dans les attractions. C'est l'été de tous les possibles, et ils ne pensent plus à rien d'autre qu'à l'instant présent. Car ils le savent : ils vivent les meilleurs moments de leur vie. Jamais plus ils ne ressentiront ce qu'ils vivent ici. C'est comme un autre monde.

La main de Daisy est entremêlée à celle de Finn, ses ongles ont repoussé et elle peut les vernir à présent. C'est la première fois de sa vie. Ses cheveux ont poussé aussi, ils lui arrivent en dessous des omoplates. Finn a encore grandi et la dépasse d'au moins trente centimètres maintenant. Dehors, c'est un véritable brouhaha. Ça fait quatre jours qu'ils sont arrivés, qu'ils ont quitté les garçons sans prévenir, du jour au lendemain, dans la nuit. Parfois, Daisy a la sensation de toujours fuguer, que ce n'est qu'un cercle sans fin et qu'elle est condamnée à fuir. Mais elle ne pense pas à ça ici, elle n'a  pas le temps d'être triste, ou anxieuse. Elle ne s'est jamais sentie aussi bien de sa vie. Son livre fétiche est rangé sagement dans un placard, elle n'y a pas touché depuis qu'ils sont là, elle n'en a pas besoin. 

Finn sent légèrement le tabac et la crème solaire, elle se colle un peu plus à lui, hume cette nouvelle odeur qui se fait peu à peu familière et sourit. La plage grouille de monde et des centaines de petits drapeaux américains sont accrochés à chaque attraction et bâtiment, ou brandis fièrement par les badauds. Elle ferme les yeux, elle voudrait se souvenir pour toujours. Le ciel est d'encre et parsemés d'étoiles, les lumières colorées clignotent sur les attractions. Minuit. Les feux d'artifices jaillissent, prodigieux, et éclatent dans le ciel. Des enfants se bouchent les oreilles. C'est comme des milliers de pépites d'or qui explosent et retombent doucement dans l'atmosphère. Des pluies d'étoiles. Le spectacle dure plusieurs minutes, son cou commence à la faire souffrir mais elle s'en fiche. Des paillettes multicolores parcourent le ciel. 

Lorsqu'ils rentrent, l'air est saturé de l'odeur des barbecues que les habitants ont allumés toute la journée. Les rues sont plus bruyantes que jamais, beaucoup d'enfants crient et bousculent les passants. Finn ferme la porte du petit appartement. Et bientôt, c'est le silence. Ce silence qui fait pourtant tant de bruit. Qui résonne comme un battement. Daisy s'est assise sur ses genoux. Il a chaud sous tout ce tissu, son visage semble brûler. La robe de Daisy est légère, il passe lentement un doigt sous le tissu,  sa peau est tiède sous son toucher. Il n'y a pas eut d'autres baisers depuis le soir où il lui a proposé de partir. Leurs visages ne sont qu'à quelques millimètres l'un de l'autre, ils retiennent leur souffle, comme en apnée. Il remonte le long de sa cuisse avec une lenteur presque insoutenable. Les vibrations augmentent de plus belle. C'est comme une énergie qui se propage dans tout son corps. Il atteint sa taille et la ramène contre lui, fort. Ça fait presque mal, de ne pas pouvoir rompre cette distance. Il a besoin de la sentir contre lui, il aimerait se fondre en elle. Il la sent fébrile, ses jambes tremblent. C'est la première fois qu'ils l'expérimentent, qu'ils font la connaissance de cette force. Il pose ses lèvres dans son cou. Ils sont dans une sorte de confusion, face à cette sensation inconnue qui irradie et qui ne s'essouffle pas. Ses mains ont glissé au plus bas de son dos, il respire sa peau. Elle sent la lessive et le monoï. Elle se presse un peu plus, les bretelles tombent de ses épaules nues. Et dans cette cacophonie de sensations, il retire sa chemise hawaïenne. Daisy se laisse retomber sur le parquet froid. Elle ne parvient pas à apercevoir le plafond dans l'obscurité. Il se penche et à travers le voile léger de sa robe, elle sent la cuisse de Finn contre elle. Ses bras sont accoudés de chaque côté de son visage, à mesure qu'il se presse contre elle. Elle se mouve contre lui, ses cheveux commencent à lui coller à la nuque.  Lorsqu'ils reprennent leur position initiale, il l'embrasse enfin. Ça se passe sur le parquet d'un vieux studio, au son des pétards et de l'hymne national américain. Et il y a dans l'air une magie que peu de gens ont la chance d'expérimenter dans leur vie. 

Désormais, toutes les nuits ressembleront à celle-ci, pour le restant de l'été.

*

C'est l'arrivée de l'automne qui les ramène à la réalité. Lorsque les attractions de Coney Island ferment leurs portes et que Finn doit trouver un autre travail. Le ciel leur tombe peu à peu sur la tête. Surtout à Daisy, qui finit par ranger ses feuilles pleines de lettres et de ratures, et ressort son roman de sa cachette poussiéreuse. Les jours s'écourtent, la chaleur diminue. Elle range ses lunettes de soleil et ses robes, c'est le retour de l'imperméable noir. Elle reste seule, dans le studio qui lui paraît mille fois plus petit qu'il ne l'était quelques mois auparavant. La plage est laissée sans vie. Des gens continuent d'y venir, mais plus aucune des filles qu'elle côtoyait ne s'y rend. Elles sont à l'école, là où elle ne va plus. Les odeurs familières dans lesquelles ils ont baigné tout l'été ont disparu. New York sent la ville, cette odeur reconnaissable de saleté et de pollution, de misère. Ces journées passées à rien faire la condamnent à rester seule avec ses pensées. A nouveau, elle s'ennuie, réfléchit. Dans quelques mois, Finn aura seize ans. Elle a déjà fêté ses dix-huit, sans rien dire à personne, sur la route.  A nouveau, elle se mure dans le silence. Ce même silence qui envahit le minuscule appartement, froid.

LES MAUVAIS GARÇONS Où les histoires vivent. Découvrez maintenant