épilogue

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Le néon rose de l'enseigne du Pink Pussycat éclaire le goudron du parking sale. Le son étouffé de Million Dollar Man résonne avec force à l'extérieur. C'est ici, en bifurquant dans l'une des rues mal famées de Las Vegas, que Finn arrête sa voiture. Il se gare à cheval entre deux places, et toute la fumée accumulée dans sa voiture s'échappe par la vitre ouverte. Il tire sur sa havane et laisse l'air froid rafraîchir son visage, les mèches collées par la sueur. Sa vieille Mercedes empeste à cause du pot d'échappement usé, sans compter l'odeur de pisse qui stagne près du mur de la boîte, là où tous les ivrognes viennent se soulager après s'être faits dépouiller de leurs maigres dollars. Las Vegas en est remplis, de ces pauvres riches qui viennent se soûler, jour après jour. Il en a vu des hommes, dépenser toute leur fortune, glisser des billets dans les culottes et les soutiens-gorges d'adolescentes, de jeunes femmes. S'enivrer du parfum des femmes et du bourbon, noyer leurs problèmes, leur conscience, dans un rail de coke, au bout d'une table remplis de semblables, railleurs.

Lorsqu'il repense à Sonora, c'est comme un très vieux rêve, un lointain souvenir. Il se dit parfois qu'il a tout inventé, tant ça semble irréelle, tant elle semble irréelle. Le van qu'il a déserté quelques jours plus tard, les garçons à qui il n'a plus parlé depuis son départ. À part Ben, à qui il a rendu visite il y a deux mois de cela, à Sacramento, chez lui et sa femme. Ils ont un petit garçon maintenant, qu'ils ont nommé comme son petit-frère disparu.

Les nuits qu'il a passé à errer, les yeux fatigués, rouges. Les douches qu'il a prises dans les motels miteux en espérant secrètement la croiser au détour d'un couloir à la moquette tâchée. Les cafards au fond des lavabos, le sang virginal sur les draps qu'on avait oublié de laver. Il en a vu des filles, accoudées aux pompes à essence, monter dans des camions et des voitures, le rouge à lèvre criard, avec des cernes grande comme ceux de Daisy. Leurs jambes avaient toutes les mêmes bleus, les mêmes écorchures que Daisy recouvrait de pansements. Les lames de rasoir qu'il a posé sous la gorge de routiers, de garçons de son âge, les billets qu'il a fourrés dans sa poche. Qu'il a parfois un peu enfoncé, créant des petites coupures rouges et brillantes au-dessus de leurs pommes d'Adam. Les laveries dans lesquelles il ne pouvait plus entrer, plus regarder.

Il sort de sa voiture, claque la portière et marche, les mains dans les poches, jusqu'à l'entrée du bâtiment. La voix de Lana Del Rey continue à retentir dans l'habitacle. Ce qui le frappe en premier, c'est l'odeur d'argent et de gasoil qui sature l'air. Celui de l'alcool, de la peau parfumée des femmes lorsqu'il passe près des serveuses, de Cologne quand il effleure les tables remplis d'hommes. Il s'assoit à l'une d'entre elles, miraculeusement vide. Les sièges capitonnés sont roses, il ne voit presque rien : tout est comme embué de lumières de la même couleur, et d'obscurité. Une nouvelle mélodie résonne, introduite par quelques notes de piano. Des hommes poussent des acclamations et frappent dans leurs mains aux doigts ornés de chevalières. Il remarque que l'engouement se repend autour des tables suivantes. L'un d'entre eux glisse sur la banquette et s'approche de lui, son haleine empestant l'alcool.

- Ah, voici la star!

Il lève la tête vers la nouvelle venue. Mais tout ce qu'il parvient à voir est une silhouette qui s'avance vers la barre.

- Tu viens souvent ici, gamin ?
- Non, c'est ma première fois, répond-il avec réticence.

L'homme se tourne pour attraper un verre plein d'une substance ocre et le pose violemment sur sa table, faisant renverser la moitié de son contenu.

- C'est pour moi !

Il lui assène une claque dans le dos.

- La petite est magnifique, tu vas voir. Toujours la même heure, chaque s...

Ses mots se perdent dans le brouhaha environnant tandis que Finn repose son verre, dont il vient de prendre une gorgée. Des cheveux longs, qui descendent en vagues douces presque jusqu'aux reins, d'un blond vénitien, entourent un visage qui lui est familier. Son cœur rate un battement. La musique résonne si fort qu'il la sent rentrer et jouer à travers lui, comme si on lui avait collé une enceinte sur le ventre. La jeune fille caresse la barre, son déshabillé en voile transparent, orné de fourrure aux extrémités, tombe progressivement le long de ses épaules. Elle danse, au milieu des cris d'animaux des hommes présents dans la salle. Une odeur de chair, de sueur envahit l'habitacle, une serveuse accoudée au bar mime les paroles de Cherry. Le reste des strip-teaseuses est rapidement éclipsé, un groupe se forme autour de la table de Finn et il est bientôt rejoint par de nombreux inconnus qui se pressent sur sa banquette. L'homme qui lui a offert son verre lui assène un coup de coude en souriant. Finn retient la bile qui lui monte à la gorge en constatant qu'il pourrait avoir l'âge de son père.

Il observe ses cheveux autrefois châtain, voleter autour d'elle, leur couleur semblable à celle de Winona Ryder dans Edward aux mains d'argent. Il repense à la scène où elle tournoie sous la neige. Il repense à l'imperméable noir. Aux routes interminables pleines de poussière. À cette fois où elle passait sa tête à travers la vitre du van. À son rire qui résonnait dans leur studio, la nuit. Son cœur continue de se soulever au rythme de la musique.

Il pense à l'impensable. Se demande où elle rentre chaque soir. Elle danse sur les billets à présent, son corps tournoie autour de la barre. Est-ce que l'un de ces hommes l'a déjà touché ? Elle évolue ainsi pendant de longues minutes. Il se lève, vide son verre et traverse la foule. Les toilettes sentent le sang et le savon. Il prend finalement le chemin de la sortie. Son cœur se serre. Il sait qu'elle ne l'a pas vu.

La pluie tombe dehors, son visage se teinte de rose, les gouttes roulent sur ses joues. Il entre dans sa voiture, claque la portière et attend quelques heures avant de la voir sortir, aux côtés d'un homme qui se tient à une distance raisonnable d'elle. Elle lui fait signe et il se poste devant l'entrée, un peu plus loin. Finn la reconnaît tout-à-fait maintenant. Elle a la même posture. Une petite coupure lui barre le haut de la pommette. Est-ce que quelqu'un lui a fait du mal ? Son impuissance et ses questions sans réponses lui broient le cœur. Il entend les voitures défiler à quelques mètres de lui, sur la route. Il essaye de l'imaginer attendre qu'une voiture la prenne en stop, dans cette même posture. Elle porte un manteau en fourrure, une barrette retient quelques mèches décolorées, ses lèvres sont maquillées de gloss rouge. Le rebord en tôle du toit de l'établissement la protège de la pluie. Une voiture s'arrête un peu plus loin, et elle marche dans sa direction. C'est ce moment que choisit Finn pour allumer son moteur, puis ses phares. Éblouie, elle met un bras devant son visage avant de plisser les yeux. Lorsqu'il voit son expression changer, il sait qu'elle l'a reconnu. Il roule et la dépasse, sort du parking. Il a l'impression d'avoir pris trente claques. Il quitte le parking comme il l'a trouvé, la voix étouffée de la chanteuse le hante. Et dans son rétroviseur, Daisy ressemble à une sirène. C'est la dernière image qu'il gardera d'elle.



LES MAUVAIS GARÇONS Où les histoires vivent. Découvrez maintenant