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Dans la bouche de tous, elle se nomme Carmen ou" la petite". Il n'y a ni Marie, ni Daisy.

Elle a débarqué à Las Vegas dans une voiture volée, au bras d'un garçon dont la ressemblance avec Finn était violemment troublante, un anneau au doigt et un bouquet de mariée planquée dans son sac. Après avoir épousé un type à Cincinnati, elle avait fui avant d'avoir le temps de consommer le mariage, par la fenêtre des toilettes d'une taverne. Elle avait repris la route, comme une évidence, avant d'arriver au Pink Pussycat, les cheveux gras et les aisselles poilues, mais sa taille mince et ses bambi eyes comme les appelle son patron, lui avaient sauvé les fesses. Du reste, une des danseuses avait été assez aimable pour l'héberger un moment avant qu'elle ne trouve un appartement, un espèce de taudis qu'elle avait obtenu d'un proprio un peu magouilleur. Et finalement, c'est ainsi qu'elle vit, assez misérablement, mais c'est mieux que rien. Elle survit, puisque c'est tout ce dont elle est capable : le minimum, et puis tant pis pour le reste.

C'est la chouchoute du club. Pas la plus jeune, mais elle en a l'air. Et puisqu'elle n'a jamais rien démenti, ça fait deux ans qu'on lui donne seize ans : sweet sixteen, chantonnent les habitués. La petite nymphette de la boîte, la petite fille chérie, la catin aux yeux de personnage d'animation, au sourire d'actrice de tragédie grecque.

Parfois -souvent-, elle pense à Finn. Accoudée à un bar, après quelques prestations, quelques chansons pour boucler les fins de mois et éviter de passer sous le bureau ou bien de traîner un peu trop longtemps devant le club, elle sirote un Cherry Cola avec du rhum. Elle se souvient de son odeur, les soirs de juillet, après les journées chaudes et écrasantes. Celle de sa sueur, du sucre sur ses lèvres, des billets froissés qu'il faisait pleuvoir sur le comptoir des attractions, comme s'ils étaient millionnaires, de ses échecs aux tirs à la carabine, de la façon dont il s'excusait auprès des gens, de sa douceur qu'elle ne lui a connu qu'à Coney Island. Le son des rollers de ses copines sur le bitume, des roues abîmées, roses, rouges, bleues. Des magazines de mode qu'elles épluchaient sur la plage, des conseils idiots pour draguer les garçons ou réussir son premier rencard. Le parfum du monoï qu'elles appliquaient sur leur peau bronzée, leur peau d'Américaines. Des drapeaux dans lesquels elle s'était endormie avec Finn les premiers soirs, quand ils n'avaient pas d'abri. Le soleil leur piquait les yeux et les touristes piaillaient aux premières heures du matin.

Et ce soir. Ce soir, elle pleure. Elle est de nouveau Daisy, au bord du vide. Des feuillets éparpillés tout autour d'elle comme le décor d'un drôle de rite. Des pâquerettes séchées et ternes, des marques de rouge à lèvre sur les pages froissées. Dans le cendrier en plastique, des Vogues à demi-consommées gisent dans les cendres, marquées de gloss.

- Où es-tu ?

Elle murmure, et c'est le silence qui lui répond. Le silence de cette pièce froide et presque vide. Jamais plus elle n'aimera. Pas comme elle l'a aimé. Pire : jamais plus on ne l'aimera. Il lui manque tant. Elle regarde son anneau en toc, à moitié bleu, rongé par l'humidité. Et son déshabillé bon marché qui gît à même le sol, près de la porte d'entrée. Elle aurait voulu. Elle aurait tant voulu être récupérable. Être quelqu'un d'autre, pouvoir s'échapper.

Que se serait-il passé si c'était lui qu'elle avait épousé ? Ils se seraient sûrement rendus dans un de ces états qui autorisent le mariage entre deux enfants, peut-être qu'Elvis aurait béni leur union ici, dans cette ville.

Mais elle l'aurait fait souffrir. Et cette souffrance l'aurait dégoûté d'elle. Il aurait cessé de l'aimer, et la vie alors ne lui aurait plus était supportable du tout.

"C'est mieux comme ça."

Elle l'écrit sur la buée qui couvre le velux. Et elle s'en convainc. Il le faut bien.

LES MAUVAIS GARÇONS Où les histoires vivent. Découvrez maintenant