Ives avait intégré quelques mois seulement auparavant la prestigieuse université de Yale, après avoir passé ses études secondaires à la Hopkins Grammar School. L'institution de New Haven n'était pas inconnue de la famille : pas moins de quatre membres de sa famille (deux oncles, un cousin et un arrière-grand père sorti en 1785) l'y ont précédé. Ives y suivit un cursus brillant dans de nombreuses disciplines, notamment le grec, le latin, les mathématiques et la littérature, mais aussi en sport où il excellait (il fut même un temps capitaine de l'équipe de baseball et membre de l'équipe de football). Ces moments sur le terrain et la rivalité légendaire avec les autres universités de la Ivy League lui inspirèrent notamment le génial morceau orchestral Yale-Princeton Football Game, dans lequel il cite pêle-mêle (avis aux oreilles attentives), des chants de supporters, des « cris de guerre » de jeunes footballeurs prêts à en découdre, ainsi que plusieurs chansons populaires de l'époque.
Son cursus à Yale fut une période clé dans sa vie, car outre l'enseignement des humanités « de base », il bénéficia également pendant quatre années des cours du compositeur et organiste Horatio Parker, figure marquante de l'enseignement musical aux Etats-Unis à la fin du XIXème siècle, qui avait étudié plusieurs années en Europe (un passage quasi obligé pour tout compositeur américain « académique » qui se respectait). Ives se rappela ainsi de ses premières années dans la classe de Parker: « mon père m'avait enseigné Bach, l'harmonie et le contrepoint dès l'enfance et ce jusqu'à l'université; quand je suis arrivé dans la classe de Parker le programme des cours consistait exactement de ces mêmes choses, avec les mêmes manuels, moyennant quoi j'ai rapidement eu marre des exercices rébarbatifs de contrepoint [...]. Résultat, je m'amusais parfois à faire des choses qui me valurent bien des critiques du professeur: par exemple, une série de fugues, avec un premier thème en quatre différentes tonalités (do, sol, ré et la) et un autre en do, fa, si bémol et mi bémol.[...]. On me rétorquait : cela détruit la tonalité. Mais je répondais : faire jouer quatre personnes ensemble au tennis ne détruit pas nécessairement la personnalité de chaque joueur ! ».
La cohabitation artistique avec Parker était pour le moins houleuse. Néanmoins, Ives avait « du respect pour [son professeur] et pour sa musique. Ses pièces chorales ont une certain dignité et profondeur que bien d'autres œuvres de ses contemporains, en particulier dans le registre religieux et choral, n'ont pas. Parker avait des idéaux qui l'élevaient au-dessus de la masse populaire, mais il était gouverné par la « règle allemande », ce qui l'avait rendu quelque peu dur à cuire ».
Comme thèse de fin d'études dans la classe de musique, Ives ne rendit pas moins que sa Symphonie No.1 en ré mineur, œuvre postromantique mais déjà très imprégnée de son style personnel naissant, ce qui lui valut d'ailleurs plusieurs accrochages avec Parker, ce dernier n'approuvant pas les modulations trop fréquentes ni l'emploi de mélodies populaires. Il lui fit d'ailleurs retravailler un mouvement entier. La symphonie restera dans un tiroir et ne sera créée que cinquante-deux ans plus tard, le 26 avril 1953 ! Entre-temps, Ives aura « recyclé » les passages désapprouvés par son Maître dans sa Symphonie No.2. Personne, pas même Horatio Parker, ne pouvait se mettre en travers de ses idées ni lui faire changer d'avis...
En parallèle, Ives prenait des leçons d'orgue avec Dudley Buck, autre figure respectée de la côte Est. La première pièce de Ives qui sortit des sentiers battus fut justement son Prélude et Postlude pour Thanksgiving, pour orgue, en 1897. Le morceau fit sourire Buck et Parker qui le trouvaient pour le moins fantaisiste. Son originalité résidait dans le fait que le Postlude démarrait dans les deux tonalités de do mineur et ré mineur à la fois, puis se développait plus loin avec une série d'accords majeurs et mineurs entrelacés; un effet dont Ives s'est servi pour représenter le côté austère de certains puritains. Il réutilisera certaines idées de ce morceau dans un mouvement de sa Holidays Symphony, des années plus tard.
Par chance, Yale disposait d'un petit orchestre, le Hyperion Theatre orchestra, dont le chef était un ami de Charles Ives, ce qui lui donnait l'occasion de s'essayer à des petites compositions orchestrales ou simplement s'amuser en jouant du ragtime.
Très actif dans les associations d'étudiants, Ives était membre d'au moins trois clubs (ou « frats » pour fraternities): Hé Boulé, Delta Kappa Epsilon et Wolf's Head. Le livre de classe de 1898 contient d'ailleurs ses surnoms, qui reflètent chacun une facette de sa personnalité : Dasher (l'explosif et le spontané), Lemuel (l'ascète de la Nouvelle-Angleterre), Quigg (Don Quichotte sauce américaine) et Sam (l'amateur de blagues et calembours). Comme le dit Henry Cowell, « tout ce que Charlie faisait, il le faisait à fond ».
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Charles Ives
Non-FictionS'il y a bien un compositeur, dans le monde de la musique dite classique, dont la vie et le processus créatif furent totalement hors normes, c'est bien le pionnier américain Charles Ives (1874-1954), icône nationale aux Etats-Unis et pourtant encore...