« Decoration Day est un chef-d'œuvre ; sa fin est une des plus touchantes que je connaisse »
Igor Stravinsky
Où commencer avec la musique de Charles Ives ? Voilà une question bien épineuse à laquelle il est difficile de répondre. Par ses symphonies ? Et si oui, laquelle ? Par l'une de ses 114 mélodies ? Ou bien par sa musique pour piano, pour violon... ? L'entrée en matière, pour ainsi dire, n'est pas aisée. Non pas par manque de qualité musicale, loin s'en faut, mais tant la diversité de ses œuvres empêche d'en désigner quelques-unes comme représentatives de son « style » (si tant est qu'il en ait eu un bien identifiable, ce qui comme nous l'avons vu, est à tout le moins discutable...). Peut-être le triptyque orchestral Three Places in New England (« Trois Paysages de la Nouvelle-Angleterre ») s'approche-t-il néanmoins de ce but.
Cette œuvre, probablement la pièce orchestrale plus jouée de Charles Ives de nos jours, comprend deux morceaux lents qui encadrent un morceau central rapide – les trois furent maintes fois revisités. Le compositeur a tenu faire précéder la partition de chaque mouvement d'un texte introductif qui en explique le thème. Le premier paysage, The Saint-Gaudens in Boston Common tire son nom d'un bas-relief réalisé en mémoire du premier régiment noir de l'Union Army et de son chef blanc, le colonel Robert G. Shaw, lors de la Guerre de Sécession (le monument s'appelle d'ailleurs officiellement le « Robert Gould Shaw Memorial » ; il est toujours visible près du parc de Boston Common). Le poème placé en exergue décrit l'avancée de ce régiment libérateur lors de la bataille de Fort Wagner. Dans ce mouvement, Ives emprunte plusieurs airs populaires ou militaires, comme Marching Through Georgia, Old Black Joe, The Battle Cry of Freedom et Massa's in de Cold Ground.
Le second paysage, Putnam's Camp, Redding, Connecticut, reprend des fragments d'anciennes compositions de Ives et constitue un hommage à la Guerre d'Indépendance, un thème qui fut toujours très présent chez le compositeur. Le camp de soldats de Redding est évoqué au travers de l'imagination et du rêve d'un enfant imaginaire « qui espère y entr'apercevoir quelque survivance de ces vieux soldats ». Ives divise l'effectif orchestral en plusieurs groupes jouant les uns contre les autres et usant de tempos et tonalités différentes, faisant apparaitre des effets polyrythmiques et des dissonances, usant de la technique de juxtaposition qui reprend les expériences de « musiques simultanées » dont George Ives était avide. A nouveau, Charles Ives cite ici un nombre important d'airs patriotiques, dont les plus connus sont Yankee Doodle et British Grenadiers.
Enfin, le troisième paysage, The Housatonic at Stockbridge, évoque la rivière du même nom, à hauteur de Stockbridge, une petite ville du Massachussetts, en mémoire d'une promenade avec sa femme lors de leurs premiers mois de mariage, qui l'avait beaucoup marqué. Une mélodie très ample se superpose ainsi à une polyphonie chromatique complexe. Ives se souvint de ces moments avec nostalgie: « Nous avons marché dans les prairies le long du fleuve, et l'on entendait le chant lointain de l'église à travers le fleuve. La brume ne s'était pas totalement dissipée du lit de la rivière, et les couleurs, l'eau mouvante, les rives et les ormes sont des choses dont on se souviendra toujours. »
La symphonie No.2 est également une œuvre phare de Charles Ives qui mérite de figurer dans les morceaux à écouter en priorité. Savant mélange de postromantisme aux influences européennes évidentes et de culture américaine (notamment par l'emprunt de nombreuses mélodies populaires), cette symphonie en cinq mouvements fut écrite alors que Ives n'avait pas trente ans. Elle est sans doute sa première œuvre orchestrale totalement « libre » car non contrainte par les admonitions de son professeur de Yale, Horatio Parker. D'où son caractère déjà très affirmé. L'œuvre sera créée près de cinquante ans après sa composition, le février 1951, par Leonard Bernstein dirigeant le New York Philharmonic.
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Charles Ives
Non-FictionS'il y a bien un compositeur, dans le monde de la musique dite classique, dont la vie et le processus créatif furent totalement hors normes, c'est bien le pionnier américain Charles Ives (1874-1954), icône nationale aux Etats-Unis et pourtant encore...