Wall Street

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Ives fut avant tout un homme d'affaires très prospère. En 1907, il fonda à New York une agence d'assurance-vie avec son ami Julian «Mike» Myrick, dénommée en toute simplicité Ives & Myrick. La société, qui à la fin des années 1920 était devenue l'une des plus grandes agences d'assurance-vie aux États-Unis, lui engrangera une fortune de plusieurs millions de dollars - un montant considérable pour l'époque. Cette aisance matérielle lui permettra de produire et de subventionner sa musique à loisir, sans dépendre de l'humeur des éditeurs et des producteurs.

D'ailleurs, selon son entourage, Ives aurait affirmé à de nombreuses reprises n'avoir même jamais envisagé de devenir un musicien professionnel, glissant un jour cette phrase délicieusement ironique : « je ne voudrais pas laisser mes enfants mourir de faim à cause de mes dissonances ». Il évoqua ce sujet vers la fin de sa vie dans un entretien avec Henry Cowell : « les gens me demandaient souvent pourquoi j'avais préféré faire une carrière dans les assurances plutôt que de devenir musicien. Quand j'étais enfant, une partie de moi avait honte de la musique - ce qui était bien entendu anormal, mais très réel. Je pense que la plupart des garçons mélomanes de petites villes américaines ressentaient la même chose. Alors que la plupart des enfants de mon âge, un lundi de vacances, se précipitaient vers les jeux, montaient à cheval ou jouaient au ballon, je me sentais un peu honteux de rester à la maison pour jouer du piano. Il y avait peut-être du vrai là-dedans. La musique n'a-t-elle pas toujours été un art émasculé ? La faute à Mozart ». Il ajouta : « mon père pensait qu'un homme conservait une approche musicale plus forte, plus propre et plus libre s'il n'essayait pas de gagner sa vie avec. Théoriquement, un homme qui vivrait très simplement et sans personnes à charges, un peu comme Thoreau, pourrait composer librement sans que personne n'ait besoin de l'écouter ou de lui acheter sa musique. Mais comment le même homme, avec femme et enfants, pourrait-il les laisser mourir de faim à cause de ses dissonances? Il devrait donc s'affaiblir, s'abaisser ; et sa musique, ce serait encore pire...cela deviendrait du "pouet pouet" pour de l'argent ! Ce serait mauvais pour lui, et mauvais pour sa musique ! ».

Ces lignes sont fondamentales pour comprendre les choix que Charles Ives fit pendant les premières années de sa vie post Yale. Il semble que la décision de travailler dans les affaires ait au final été prise assez naturellement; la vraie question étant plutôt dans quelle ligne de métier s'engager. Ives ne pouvait prendre cette décision légèrement de par son caractère et ses idées très tranchées, mais aussi parce qu'il était conscient que ce serait le choix d'une vie. Il cherchait un métier qu'il comblerait ses idéaux en lui donnant la meilleure opportunité de « faire le bien » pour le plus grand nombre d'individus, d'une part, mais aussi une activité qui laisserait suffisamment place à l'originalité, aux idées nouvelles et aux hommes de conviction; quelque chose qui offrirait suffisamment de variété et d'espace pour se sentir utile et influent. Il sembla à Ives que l'assurance, plus particulièrement l'assurance-vie, remplissait parfaitement ces critères. Cette vision des choses peut paraître originale de nos jours, mais en réalité elle n'était pas du tout à contre-courant de l'époque; bien au contraire. Dans le New York de 1898, la plupart des américains étaient profondément persuadés que les compagnies d'assurances étaient des bienfaiteurs désintéressés, au service de la société et de d'homme de la rue.

Certains font pourtant valoir que Charles Ives aurait effectivement considéré pendant quelques temps devenir un musicien professionnel, à la suite notamment de ses premiers succès publics, tels que ses Variations on America ou la cantate The Celestial Country, créée à l'église presbytérienne centrale de New York en 1902 (une paroisse dans laquelle Ives « pigeait » régulièrement pour quelques cachets). Comme on l'a vu plus haut, on peut imaginer Ives craignant néanmoins (légitimement) de ne pas subvenir à ses besoins, et encore moins à ceux de sa famille. Toutefois, le chercheur américain Frank Rossiter, grand spécialiste du compositeur, penche lui pour l'explication d'ordre socioculturel (et non purement économique) au choix de carrière d'Ives: selon lui, la vision dominante en Amérique, au cours de ce que les historiens appellent de nos jours « l'ère Progressive », était que « la musique classique était pour les « tapettes » et les femmes. Ce n'était pas une carrière envisageable pour un Américain originaire d'une famille aussi respectable que celle d'Ives ». Le compositeur David Schiff a quant à lui dénoncé, un peu plus cyniquement, que « Ives a choisi de devenir millionnaire plutôt qu'artiste ». La question était au demeurant de savoir si Ives allait suivre dans les pas de tous ses aïeux de Danbury (les affaires avant toute chose) ou bien de son propre père, qui en tant que musicien de fanfare représentait le côté plus excentrique de la famille, toutes proportions gardées. Quoi qu'il en soit, pour reprendre les mots de Watson Washburn (qui était l'avocat personnel de Charles Ives et une personnalité du monde des affaires new-yorkais de l'époque), « les résultats des efforts de Ives en matière d'assurances et de musique, ces deux domaines très divergents, sont le fruit du même esprit. L'imagination ».

Ives s'efforça très longtemps de compenser l'aspect soi-disant « efféminé » de ses activités au piano par son goût très prononcé pour le sport, en particulier le baseball, à l'époque le sport américain par excellence et mode d'expression perçu comme plus viril. Le baseball fournissait ainsi à Ives un moyen d'établir son identité masculine, contrebalançant les vues sociétales au sujet son attirance pour la musique, jugée féminine. Ses pièces et ses esquisses inachevées sur le thème du baseball lui ont permis d'inventer de nouvelles idées musicales en référence à des situations de jeu spécifiques, qu'il utilisa dans le cadre de son langage musical propre jusque dans ses derniers morceaux. L'une de ses études pour piano, Some Southpaw Pitching (expression empruntée au baseball et que l'on pourrait traduire par « lancer de la main gauche ») est spécialement dédiée au travail de la main gauche et fut écrite alors que Ives était encore pris par l'excitation d'un match de baseball particulièrement intense auquel il avait assisté.

Il épouse en 1908 Harmony Twitchell, qui lui apportera un soutien sans faille durant toute sa vie, contre vents et marées. Elle sera souvent la première (parfois même la seule avant de longues années) à qui Ives fera écouter ses nouvelles compositions. Elle verra son génie bien avant la plupart des critiques et mélomanes, le défendant ardemment quand les réactions étaient négatives. On notera l'ironie (totalement fortuite et accidentelle...) de la situation, qui voulut qu'un compositeur qui appréciait tant les dissonances épousât une femme prénommée Harmony...

Fille d'un pasteur (le Dr. Joseph H. Twitchell) de la ville de Hartford, Connecticut, qui était un ami proche de Mark Twain, Harmony avait huit frères et sœurs. Le foyer familial était un lieu vivant où le pasteur et son épouse recevaient des personnalités importantes des milieux intellectuels, comme le poète John Greenleaf Whittier, l'essayiste Charles Dudley Warner ou l'écrivain et critique William Dean Howells. Lorsque Charles Ives rencontra Harmony à Hartford, elle était élève infirmière dans un hôpital de Chicago ; ville où elle commença d'ailleurs sa carrière une fois le diplôme obtenu. Cette séparation précoce et souvent pour des périodes de plusieurs mois angoissait beaucoup Ives, qui était convaincu d'avoir de multiples rivaux prétendants au mariage. Il s'en plaignait constamment à ses colocataires, qui commençaient peu à peu à s'en agacer... Tout le monde fut donc ravi et soulagé quand on apprit la nouvelle que Harmony avait accepté de devenir son épouse. Le mariage fut célébré à Hartford le 8 juin 1908, par le révérend Twitchell lui-même. Le couple emménagea dans un appartement à New York. Les années qui suivirent furent les plus productives pour Ives, tant sur le plan professionnel que personnel. Son agence commençait à très bien marcher, et les idées musicales lui venaient par dizaines. La liste des œuvres composées durant une période aussi restreinte que 1908 à 1916 semble à peine croyable pour quelqu'un qui travaille dur au bureau pendant toute la semaine : on y compte des pièces majeures telles que Washington's birthday, Decoration Day, the Fourth of July, la Symphonie No.4, Three Places in New England, ses quatuors, ainsi que de multiples autres compositions; pour n'en citer que quelques-unes : The New River, General William Booth's entrance into Heaven (sur un texte de son contemporain, le génial poète Vachel Lindsay) et sa troisième sonate pour violon. La plupart de ces œuvres ne seront pas publiées avant des années, pour plusieurs raisons : d'abord la volonté toujours aussi pugnace de Charles Ives d'être totalement indépendant dans sa démarche artistique (et donc de ne pas avoir à justifier ou expliquer tel ou tel passage auprès d'un éditeur ou d'un critique), mais aussi le manque d'encouragement de ses amis, y compris des plus proches. Ives raconta un jour la scène suivante : « Dave et Max Smith étaient de vieux amis, je les respectais beaucoup - sauf quand il s'agissait de musique. Un jour, Max et sa femme Mary vinrent passer un dimanche avec nous à la Whitman House à Hartsdale. Je jouai quelques passages de ma symphonie No.3 à Max, qui me dit : comment as-tu pu devenir aussi moderne ? C'est encore pire qu'il y a dix ans ! ». Ives poursuivit: « ensuite je leur ai joué quelques autres extraits, notamment le St Gaudens, des bribes de Putnam Camp et de la Symphonie No4. Quand j'eus fini, Max me dit : ton premier morceau était déjà mauvais, mais alors là c'est carrément affreux ! Comment peux-tu aimer des sons aussi horribles que ceux-là ? »

Le couple Ives adoptera en 1915 une petite fille prénommée Edith. Ives s'y attachera énormément et s'en occupera beaucoup pendant toute sa vie.

Charles IvesWhere stories live. Discover now