Deux vies superposées

7 1 0
                                    

Selon Myrick lui-même, Ives avait une conception très précise de l'assurance-vie et de son potentiel de développement. Son sens des affaires était aiguisé. Dès lors, sa contribution à l'entreprise devint très importante à bien des égards, et il travaillait sans relâche pour l'améliorer. En fait, selon le récit de William Verplanck, un proche des deux hommes, Ives « estimait que la protection patrimoniale de la famille et du foyer était une grande mission ». On a peu l'habitude d'entendre ce genre de propos de la part d'un grand compositeur !

En dépit d'un environnement très difficile pour les assureurs et les banquiers à l'époque (en particulier pendant la Première Guerre mondiale et plus tard pendant la Grande Dépression), l'agence Ives & Myrick fut progressivement reconnue comme un chef de file dans les méthodes modernes d'assurance. En 1919, une soixantaine d'employés travaillaient pour l'agence et le volume croissant d'affaires en faisait la deuxième agence aux États-Unis. L'agence continua à rencontrer un succès insolent (même pendant la Grande Dépression) et au début des années 1930, elle était devenue la plus grande compagnie dans le pays par le volume de ventes.

Pourtant, pendant tout ce temps, Ives continua à composer à son rythme, où et quand il le pouvait, menant deux vies en parallèle. Il composait même la majeure partie de ses œuvres dans le train qui le menait de Redding, Connecticut (sa résidence pour le weekend) à son bureau dans Manhattan; parfois même durant les heures creuses de travail, et la nuit. N'ayant aucune commande ni agenda à respecter, il prenait tout le temps qu'il lui fallait, révisant de nombreuses fois ses partitions, qu'il considérait toujours comme inachevées, en besoin d'amélioration constante. Ives était au demeurant très discret au sujet de ses activités musicales; d'ailleurs, beaucoup de ses pairs dans le monde des affaires furent surpris d'apprendre un jour qu'il était aussi compositeur. Myrick dit en effet un jour de lui qu'il ne laissait jamais sa musique interférer avec leurs affaires. Avec le recul, il paraîtrait très injuste de qualifier les activités musicales de Charles Ives de « hobby» quand on sait l'influence durable que celle-ci aura sur la musique moderne américaine.

C'est en essence ce qui pourrait, à première vue, apparaitre comme un point caractéristique du « cas Ives » : être un stéréotype de l'artiste incompris par sa propre génération, dont la musique fut largement ignorée au cours de sa vie. Étonnamment, cependant, Ives ne s'en souciait pas vraiment. Il ne se considérait pas comme un artiste, du moins pas en termes de style de vie et d'état d'esprit. Comme l'a un jour résumé Arnold Schoenberg, Ives « répond[ait] à l'indifférence par le mépris ». A ses yeux, le moindre compromis aurait ruiné l'intégrité de sa liberté de création, et nous n'aurions probablement pas aujourd'hui d'œuvres comme la Concord Sonata ou Central Park in the dark s'il avait essayé de vivre de sa musique ou de s'attirer les faveurs de l'establishment musical. Au final, le prix Pulitzer qu'il obtint en 1947 pour sa Symphonie No.3 fut la seule vraie reconnaissance « officielle » qu'on lui accorda de son vivant. Une distinction tardive qui, rétrospectivement, fait un peu office de récompense pour l'ensemble de son œuvre. Réaction laconique de l'intéressé, typiquement ivésienne : « les prix, c'est pour les petits garçons. Moi je suis un grand » (« prizes are for boys. I'm grown-up »).

Le problème principal que rencontra Ives pendant des années fut tout simplement qu'il n'avait pas l'occasion de faire jouer sa musique, en particulier ses œuvres orchestrales : aussi ne les « entendait »-t-il pour ainsi dire que dans sa tête pendant un certain temps, parfois très longtemps, avant de pouvoir les écouter « en vrai » (et pour certaines, il ne les entendit même jamais de son vivant). En 1910, par l'entremise d'un ami influent dans les affaires, il parvint à faire exécuter une partie de sa Symphonie No.1 par le New York Symphony Orchestra lors d'une répétition. Le chef allemand Walter Damrosch (grand défenseur de Gershwin, notamment) était à la baguette. Ives, voulant mettre toutes les chances de son côté, et afin d'éviter des protestations immédiates des musiciens, proposa judicieusement le deuxième mouvement et non le premier, dont l'alternance de tonalités avait fait bondir Horatio Parker une décennie plus tôt. Probablement affecté par une réaction quelque peu frileuse de l'orchestre, Ives détruisit en grande partie les notes qu'il avait prises à cette occasion. Il reste néanmoins un court témoignage dans lequel il raconte que les premières mesures avaient plutôt bien commencé, avant que l'orchestre ne se perde peu à peu et que Damrosch s'arrache les cheveux à faire reprendre les musiciens et à corriger des « fausses » notes qui en fait ne l'étaient pas, du moins dans l'esprit de Ives. Le chef s'arrêta d'ailleurs au beau milieu d'un passage combinant rythmes binaire et ternaire (un effet pourtant éculé et déjà utilisé chez Brahms, Schumann ou encore Bruckner) et s'exclama de manière condescendante : « jeune homme, il faudrait choisir ! Quel rythme voulez-vous, binaire ou ternaire ? »

Charles IvesWhere stories live. Discover now