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De mon point de vue et depuis très jeunes, les rues de Paris sont parmi les plus belles au monde. Elles sont toujours animées, lumineuses, chaleureuse et douces, mais en ce moment même je n'étais pas en capacité d'en admirer leur beauté. C'est un peu comme une trahison à cette promesse que je m'étais faite en emménageant sur la butte. Une fois le dernier carton posé, je m'étais juré de toujours prendre le temps de regarder autour de moi pendant mon séjour parisien, de toujours profiter de chaque nouveau décor, chaque nouveau visage, chaque nouvelle sensation, et que jamais je ne gâcherai ma chance d'être ici pour des broutilles. Mais un retard de 45 minutes à l'opéra Garnier, c'est tout sauf une broutille. Mes joues étaient giflées par le vent froid et mes poumons me brûlaient. L'air était tranchant m'infligeait une sensation de déchirure le long de mes cordes vocales, et mes poumons en subissaient eux aussi les dommages collatéraux. Le théâtre Mogador se dressa sur ma droite au moment même où je dépassais un groupe de collégiens bien trop bruyant pour cette heure matinale. Je toussai pour tenter d'apaiser ma gorge douloureuse. Heureusement que je ne suis pas dans le corps de chant ! Je me maudis de ne pas réussir à me réveiller ces derniers temps... Une vraie marmotte. Je n'étais plus très loin, tant pis si je devais continuer à courir jusqu'à perdre mon souffle tant que je pouvais encore danser. Pour gagner en optimisation, je tentais de visualiser l'échauffement à la barre quand une masse inattendue percuta mon épaule droite et m'arracha à ma session de programmation neurolinguistique improvisée. Mon sac, que je tenais fermement contre moi, se déroba et je le rattrapai de justesse pour lui éviter un voyage désastreux au sein d'une flaque d'eau peu reluisante. Un simple « pardonnez-moi » m'immobilisa dans ma trépidante course poursuite et électrisa ma curiosité. C'est à ce moment que je perçus un fébrile accent espagnol, si familier, et pu identifier ce qui avait si soudainement évincé mon empressement. Mon cœur à deux doigts de l'hypertension chronique s'arrêta, une pierre tomba au fond de mon estomac et ma tête se perdit dans les méandres d'un souvenir lointain, presque oublié. Jusqu'à maintenant. Ses yeux, ses cheveux, ses traits, sa voix.... Il avait changé, mais je l'aurai reconnu entre mille. Je vis la stupéfaction dans ses yeux à lui aussi, mais je le sentis douloureusement incapable de remettre un nom sur mon visage. Malgré mon empressement, mon retard impardonnable, mon état lamentable, je renonçai à mon périple pour m'abandonner à sa contemplation, et à ce souvenir. Cette douce mélodie de piano m'envahie pendant que l'odeur du vin rouge, des vignes et la sensation du sable et des graviers dans mes chaussures me revinrent en mémoire. J'allais même jusqu'à me rappeler la douceur de l'odeur de cuir provenant de sa veste. Le temps sembla durer une éternité, tout deux emprisonné par le regard de l'autre. Je brisai pourtant ce moment si fragile en prononçant d'une manière presque inaudible ce nom qui m'avait marquée à jamais.

-Abel ?

D'abord surprit, ses yeux me détaillèrent un peu plus. Puis un sourire étira ses lèvres lorsqu'il acquiesça en silence. Je devinais qu'il n'arrivait pas à remettre un prénom sur mon visage, ou même sur mon souvenir, alors il se contenta de continuer à me fixer avec ce regard, à la fois remplit de surprise, d'incompréhension, mais surtout d'une tendresse lointaine. Un regard doux, enveloppant et perdu dans les abîmes du temps qui lui était propre et qui ne l'avait pas quitté, même après 10 ans. Soudainement ramenée à la réalité par un bus passant bien trop près du trottoir, je me rendis compte que le temps, la vie, les chemins reprenaient leurs cours. Que mon rêve se réalisait depuis peu et que même aussi beau soit-il, je ne devais pas tout abandonner pour un souvenir dont je doutais de la réalité. Ce fus comme un automatisme, je dirai même un mécanisme de protection. Je ne commandai plus mon corps, me contentant de resserrer mon sac et de reprendre ma course sans un mot. Comme si de rien n'était. Je le vis me suivre du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse de mon champ de vision. Ma vue était floue, mon esprit en plein chaos, et mon cœur en état de mort cérébrale. Pourquoi le destin me jouait-il ce tour si imprévisible ? 

Pas de deuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant