SOL.

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Flash back 21 avril 2008, Château Croë Antibes

J'avais attendu ce moment avec impatience, vivant ces deux semaines comme un supplice. J'étais sous l'emprise du temps, s'écoulant lentement pour vous torturer un peu plus chaque jour, comme une victime des heures comme des jours. Pour la première fois, la danse n'était plus ma seule obsession, elle cohabitait avec un sentiment surhumain qui vous transperce, vous met à nu et vous laisse dans un océan de questions. Je n'en avais parlé à personne, même si Ana avait bien vu que quelque chose avait changé, mais je ne voulais pas briser ce jardin secret. Je m'étais même attelée à l'apprentissage de l'espagnol. Ce soir, c'est en révisant le présent de l'indicatif de « Tener » que je me préparais et relevais mes cheveux en chignon comme à mon habitude. Je voulais être la plus sobre possible pour ne pas attirer l'attention. Je ne voulais pas que le monde découvre mon obsession nouvelle, découvre que la danse n'était plus mon seul amant. Même rituel, champagne, grand salon, salle. Les voix qui diminuent en decrescendo, les lumières, les murmures qui se taisent à l'ouverture du rideau, puis lui. Je ne voyais que sa personne, assise derrière son piano. Fidèle à lui-même, il joue pour lui, il ne regarde pas le public. Et moi je n'écoute que lui pour n'entendre que ses notes. Ce sont les seules qui m'importent. Fin du concert, remerciements, grand salon, aucune trace de lui. Comme une variation que je connais par cœur, je prends naturellement le chemin du jardin surplombant la vigne de pinot noir. Il est là, avec son verre de vin et son air perdu. Comme si tout était écrit je prends la liberté de m'asseoir à côté lui, mon cœur n'aurait pas tenu une seconde de plus loin de lui. Il me sourit et nous trinquons avec nos verres. J'ai envie de croire qu'il m'attendait, que lui aussi a attendu cette deuxième rencontre avec autant de douleur que moi. Nous nous regardons en silence, puis fidèle à moi-même, je brise cet instant. Je ne me reconnais plus, il me pousse hors de cette zone de confiance que j'ai fait mienne dans le retrait et la discrétion perpétuelle. Ma voix est tremblante, mon accent peu assuré mais je brise quand même ce moment.

-Todavia es increíble.

-Je te remercie.

Nos regards se croisent, et nous rions. Mon cœur me fait mal tellement il bat et mes entrailles se tordent délicieusement. Mon esprit s'emballe même jusqu'à me faire penser certaines choses que je n'aurai jamais osé penser avant. Pour la première fois, nous parlons. C'est confus, à la limite de l'incompréhension, les langues se mélangent et les gestes nous appuient, mais peu importe car c'est notre langue, c'est la rencontre à l'état brute. Je veux qu'il me parle de lui, mais je sens que parler de Cuba le bloque. Je veux tout savoir de sa vie, mais il reste vague. Il est craintif. Discret. Je veux le libérer, alors je lui parle de moi, je lui parle de mon internat de ballet, de mon rêve de rentrer à l'opéra Garnier, mon rêve de devenir une étoile. Il m'écoute attentivement, les yeux froncés. Je sais qu'il ne comprend pas tout, mais je veux lui montrer qu'il peut me parler. Je le vois soudainement s'animer lorsqu'il comprends « art » puis « variation », et surtout « Chopin ». Je le vois alors poser son verre et mimer un morceau avec ses mains, le sourire scotché aux lèvres. Il redevient le musicien que j'ai découvert sur scène, et je ne peux faire autre chose que le regarder. Mais la soirée touche alors à sa fin et le voilà rappelé. Nous échangeons un dernier regard, le mien est suppliant, plein de promesse, le sien est voilé, lointain, déjà dans les abîmes de la composition et du prochain concert. Mon réveil est douloureux le lendemain. Je découvre cette douleur nouvelle dans ma poitrine, car il est parti. C'est donc ça la réalité ? Meurtrie, je retourne vers mon deuxième amour pour soulager mon manque en saisissant mes pointes. Le grand salon est vide et tout à moi, la Sonate pour piano N°2 de Chopin résonne, je me réconcilie avec la danse... Je dois passer à autre chose, il est parti. 

Pas de deuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant