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J'écoutais les remontrances sans broncher, sans oser ajouter quoi que ce soit, et rejoignais le corps de ballet avec 1 heure de retard. Mais me concentrer était impossible. Je faisais tout pour garder mon en dehors, ma tête haute, mes hanches rentrées, mais tout mon être était avec lui. Abel. J'étais si jeune à l'époque, et lui était à vif. C'était il y a 10 ans. Lors de la pause de fin d'après-midi, je n'avais pas envie de discuter avec les autres ballerines et décidais de m'accorder un moment de solitude pour remettre de l'ordre dans mon esprit. J'avais découvert un chemin menant au poulailler qui donnait un accès direct sur le toit. Cet accès était bien évidemment interdit, mais qui soupçonnerait la danseuse N°17 du corps de ballet de l'opéra d'avoir ouvert cette trappe ? L'attirance de l'interdis est plus forte que tout, ce n'est plus à prouver. Une fois arrivée en sécurité en haut de mon perchoir, dominant les toits de la capitale, mon esprit s'autorisa enfin à divaguer, à se laisser aller à la mélancolie. J'avais 15 ans à l'époque, et lui 22. C'était un pianiste qui ne jouait pas pour vivre, mais qui vivait pour jouer. En l'écoutant, j'avais découvert la définition d'émotion, d'art... Je n'ai plus jamais dansé de la même manière après l'avoir entendu, c'est comme s'il m'avait tout appris sans jamais avoir dansé. Il avait fui son pays, Cuba, l'année précédente et avait rejoint un groupe de jazz sud-américain assez connu à l'époque. Je resserrai ma veste autour de mon cou, doucement enveloppée par la nostalgie de son souvenir. Mon père possédait le château de Croë dans la baie d'Antibes et y organisait des réceptions très souvent. Lorsque je rentrais les Weekend de mon internat de ballet à Lausanne, j'assistais très régulièrement aux réceptions, aux ballets, aux concerts... C'est là que nous nous sommes vus pour la première fois. Mes yeux se fermèrent pour me laisser un peu plus bercer par ses mélodies d'antan. Il était écorché vif par la dictature, par l'histoire de son pays, par tout ce qu'il avait abandonné là-bas et qui paradoxalement l'avait rendu si talentueux. Il jouait pour extérioriser sa douleur, c'était sa catharsis, son exutoire. Oh quelle délicieuse catharsis qui me brûle encore ! Son pouvoir était sa capacité à allier à la fois les rythmes de jazz et de blues les plus entraînant à la mélancolie et la douleur de certaines œuvres classiques merveilleusement exécutées. Ses interprétations vous saisissaient, lisaient en vous, absorbaient votre âme. Il respirait ses partitions, ciselait les notes, réglait son cœur sur le tempo, ses larmes aux accords. Un frisson déchira mon échine rien qu'au souvenir de son interprétation de « Roxane » en do mineur qui m'avait fait pleurer. J'étais jeune voire même insouciante à cette époque et sa rencontre m'a profondément marquée. Je ne vivais que pour la technique et les pas de deux, je ne connaissais rien de l'amour ou de l'émotion qui donne sa maîtrise et sa maturité au geste, sa sensualité à l'état pur. Il m'avait fait découvrir un nouveau monde. Sans transition j'étais amoureuse. Comme attirée par le vide, je m'approchais de la barrière pour observer les gens. Sans m'en rendre compte je le cherchais en bas. Comme s'il allait m'attendre, comme s'il allait se rappeler ! J'ai bien vu dans son regard qu'il cherchait qui j'étais, mais n'avait pas su remettre un nom sur mon visage. Un jour, tout s'était arrêté comme ça avait commencé, brusquement. Du jour au lendemain, il avait disparu. Prise d'un vertige je m'éloignais du vide et m'accroupis à l'abris du vent. Du jour au lendemain, je partais étudier à Londres. Londres ou je fus sur et certaine de l'avoir croisé, d'avoir vu son regard chercher le mien dans la rue, puis plus rien. Je ne suis pas folle, je ne n'étais pas désespérée, je l'avais vu, mais lors d'un moment fugace, presque irréel. Comme ce matin ? Ce fut la dernière fois ou je le vis, il y a 10 ans. 10 ans.

Pas de deuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant