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Flash Back, 7 avril 2008, Château de Croë Antibes

Je ne voulais pas rentrer ce week-end, je voulais rester avec Ana, ma compagne de chambre russe pour répéter la variation d'Esméralda pour notre évaluation de Lundi, mais mon père avait insisté pour que je descende faire une pause à la maison et pour que j'assiste à sa réception. Selon lui, cela me permet de faire une pause. Il n'a pas tort, je n'étais pas rentrée depuis 2 mois. Lorsque je ne rentre pas, je perds beaucoup de poids, ce qui inquiète toujours mon entourage. Ces pauses me permettent de me recentrer et d'être plus performante après. Je resserrai mon chignon, ajustais les bretelles de ma robe longue, légèrement trop grande pour moi et descendis dans le grand hall. Le château était loué à une association caritative latino-américaine ce soir, et l'ambiance était festive. J'étais loin des variations en Do mineur de Chopin. Je saisie une flûte de champagne et rejoignais notre loge. Délicieux avantage de faire plus léger que son âge, on vous laisse boire à votre guise. Je me rend compte en y repensant qu'un rien me satisfaisait à l'époque, quelle chance! Le temps de quelques bavardages, quelques mondanités et le noir envahie la salle. C'est là que je le vis, assis derrière son piano, l'air perdu dans son monde. C'est là que je l'entendis, l'air perdu dans ses accords. C'est là que je su, perdu de ma contemplation que je n'en sortirai pas indemne. Ce fut le premier événement qui passa trop vite à mon goût, qui s'acheva de manière abrupte pour mon petit cœur. Pas une seule fois il n'avait regardé le public. Il jouait à la fois pour lui, et pour le monde extérieur, indirectement, en dissociant les deux d'une manière très déstabilisante. Il était jeune, il était craintif, mais il était par-dessus tout passionné. Mes mains tremblaient, et lors des applaudissements de fins, je ne me fis pas prier pour descendre avant tout le monde. Je voulais être dans le hall, le voir, l'apercevoir « dans la réalité », car je suis bien placée pour savoir qu'entre la scène et le monde réel, parfois rien n'est comparable. Le réveil peut être similaire à une chute vertigineuse dans la réalité trop violente. La foule de privilégiés était désormais dans le grand salon, quelques artistes étaient là et jouaient, mais lui n'était pas là. Je continuais mes recherches jusqu'à arriver dehors, dans les jardins surplombant le vignoble de pinot noir. Il était là, assis sur le muret à contempler l'horizon avec un verre à la main. Je m'approchai lentement, de peur de troubler ce moment de calme, de violer son intimité. Mais il me sentit arriver et se tourna. S'en suivit alors un contact visuel long, dénué de tout dialogue et laissé à sa pureté originelle. Juste deux regards entremêlés attendant que le temps fasse le reste. Mais il m'apprit l'impatience, involontairement, qui me poussa à briser ce silence.

-Félicitation.

-... Gracias.

Connaissez-vous l'expression « barrière de la langue » ? Moi non plus, jusqu'à maintenant. Mes notions d'espagnol étaient réduites, les siennes de français inexistantes. Je m'assis donc à côté de lui avec prudence et il me sourit, comme pour m'autoriser à être dans son espace. Comment communiquer si nous ne pouvons pas nous parler? L'humain en est-il seulement capable? Il faut croire que oui, car une heure plus tard, nous étions tous deux un verre de vin à la main, à gesticuler de manière abstraite et enfantine. Je l'avais vu réservé, mais sourire. Je l'avais vu inquiet, mais intrigué. Je l'avais vu distant, mais proche. Proche lorsqu'il voulut me témoigner sa considération en pressant délicatement mon épaule. On aurait dit qu'il ne voulait pas me casser à la façon dont il avait mis toute la délicatesse du monde pour poser sa main sur mon échine, le regard concentré sur son geste. La complicité peut être réduite à peut de chose. Nous n'avons absolument pas échangé un mot ce soir-là, mais c'était inutile. J'avais le sentiment que nous nous étions compris. Le quitter fut comme une souffrance inattendue. Jusqu'à ce que j'apprenne le lendemain au petit déjeuné qu'il allait revenir deux semaines plus tard pour la même association. C'est aussi à ce moment que j'apprenais la définition de « papillons dans le ventre », de « cœur qui bat sans raison», « d'impatience » ... Le chemin retour à l'internat me parut bien morne en comparaison au chemin que me faisait prendre sa musique, ses notes, son émotion, ses mots silencieux... 

Pas de deuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant