CHAPITRE 5 : Madame Kelly

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Le 15 octobre 1879


    Cher journal,


Après l'éprouvante journée d'hier où les souvenirs de mon enfance ont submergé mon esprit, j'ai aujourd'hui rejoins mon ami, Guy. Comme promis, il m'a aidé dans ma recherche d'une maison de tolérance fiable, sérieuse et sécurisée. Nous avons d'abord été au « Cabaret du Rat Mort », sur la place Pigalle, mais cet endroit semblait réellement être un taudis. Mon ami m'a alors confié qu'il connaissait bien l'une des plus populaires maisons de Paris : le Chabanais. Il m'en a parlé rapidement,  juste assez pour que je comprenne qu'il en était un grand adepte, un client régulier. En calèche, nous nous sommes rendus à ce mystérieux endroit qui, après la petite discussion que nous avions tenus à ce sujet, commençait à m'intriguer particulièrement. Sur le trajet, Guy m'a conté l'histoire de cette maison. Il m'a notamment informé que cette maison  avait vu le jour un an plus tôt et qu'elle a été fondée par Madame Kelly. Arrivée à destination, de l'extérieur cet endroit me paraissait simple, propre, mais pas moins prestigieux. Une lanterne à lumière rouge éclairait la nuit sombre qui s'abattait sur Paris et un numéro, plus imposant que ceux des autres bâtiments, ornait cette façade ordinaire, habillée de fenêtres en verre dépolies et munies de persiennes rouges. Je remarquais immédiatement un croissant de lune et une étoile sur le heurtoir. De plus, le judas se trouvait être grillagé ; je compris vite que c'était un endroit important. Entrée dans ce qui semblait être un hall, j'ai rapidement pu constater que mon ami Guy avait fait mon éloge auprès de Madame Kelly. Elle m'accueillit bras ouverts et sourire aux lèvres. Malgré les efforts qu'elle faisait pour ne pas m'inquiéter, je pense que ce n'était que pour faire bonne figure puisque je la sentais intriguée, voire hésitante. Je regardais autour de moi : j'apercevais un grand escalier, une rampe qui paraissait de fer forgé, et deux portes d'ascenseurs. Après quelques présentations personnelles, elle m'a exposé quelques informations pratiques : j'appris ainsi qu'Edouard VII était un des réguliers clients de ce bâtiment, tout comme de nombreux ministres et ambassadeurs. Ce dernier avait donc ouvert ses portes une année plus tôt et était situé non loin du Palais-Royal, au numéro 12 de la rue du Chabanais, dans le 2ème arrondissement de Paris. Elle m'a aussi dit qu'il fallait que je m'inscrive impérativement au service des mœurs en tant que « femme publique ». Quand on a eu fini cette discussion, je me suis trouvée devant une porte de bois. Passé cette dernière, deux des filles présentes dans ce qui semblait être la pièce principale, vinrent à moi afin de me saluer : Davina et Rose. À leur tour, elles m'ont fait part de quelques informations (après avoir salué Guy, qu'elles avaient l'air de bien connaître). Avec un certain air de fierté et de supériorité, Rose m'a dit que le personnel de la maison comptait une trentaine de pensionnaireset de sous-maîtresses de qualité soigneusement sélectionnées et que la cohésion de cette maison devait absolument être optimale. Madame Kelly est restée avec Guy et m'a dit de suivre les deux demoiselles, qui avaient l'air plus jeunes que moi. Je me sentais dérangée par l'ambiance qui régnait ici, mais je n'ai pas tardé à m'y habituer, et à m'y sentir presque comme chez moi. Nous avons quitté la salle principale, le salon comme elles l'appelaient, puis, elles m'ont conduite à l'un des deux ascenseurs (l'un était destiné à la montée et l'autre à la descente, afin d'éviter les rencontres gênantes). Montée dans l'ascenseur de droite, la visite commença. Cet ascenseur nous a menées aux différents étages, qui étaient en fait les différentes chambres. Il y avait huit étages, donc huit chambres. Au-dessus des portes de chacune figuraient un croissant de lune et une étoile, comme sur le heurtoir, qui, d'après les deux jeunes femmes, n'étaient que des symboles de l'orientalisme français. Toutes les chambres avaient leur propre thème : la première était une chambre à la décoration japonaise, la seconde s'appelait « La directoire », la troisième une chambre dont le mobilier était de style Louis XV, la quatrième était une chambre « indienne », la cinquième était, semblerait-il, destinée uniquement à l'usage d'Edouard VII (je n'ai donc pas pu y entrer), la sixième était une chambre portée sur le thème médiéval, la septième était mauresque, et enfin la huitième avait des allures napoléoniennes. Après la visite de la maison, j'ai eu une sorte d'entretien avec Madame Kelly, qui avait pour habitude d'examiner rigoureusement les filles. D'abord, elle m'a posé de nombreuses questions sur mon éducation, sur mon savoir et sur ce qu'elle appelait « mon métier ». Puis, elle m'a demandé de me déshabiller, j'ai obéis. Elle a alors passé mon corps au crible, de mes yeux bleus à mes cheveux châtains bouclés ; de mes bras à mes jambes ; de mes mains à mes pieds ; de mes fesses rebondies à mes seins fermes ; dans différentes positions, elle m'a demandé de marcher, de me tourner, de me déhancher, de simuler une situation comme en présence d'un client et tout un tas d'autres choses, que j'avais parfois peine à comprendre. Après une quinzaine de minutes de spectacle et une dizaine de minutes d'attente, elle est venue me trouver et a fini par m'annoncer qu'elle était désormais heureuse de me compter parmi ses filles. Madame Kelly m'a conseillé d'aller récupérer mes affaires dans mon foyer, de résilier mon bail et de venir dès le lendemain matin m'installer à la maison. Sans tarder, Guy m'a raccompagné.

La journée de demain promet d'être surprenante, remplie d'émotion, fatigante, et spéciale. Je ferais mieux d'aller me coucher par la présente. J'ai peur de ce que je vais vivre demain, cette nouvelle expérience m'effraie réellement et je la redoute profondément ; alors fais-moi une faveur : réveille-moi quand ce cauchemaraura pris fin.

LES FILLES MORTES NE MENTENT PAS                      *JOURNAL D'UNE PROSTITUÉE*Où les histoires vivent. Découvrez maintenant