Chapitre IV - La lettre

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Cher Till,

Je ne sais pas très bien par où commencer, ni que dire exactement. Il y a tant de choses à dire – mais tant de choses à taire, autant par pudeur que par crainte...

J'ignore ce que c'est d'être condamné pour un crime qu'on a commis mais qui était justifiable. Par contre, je n'ignore pas ce que c'est de faire face à l'incompréhension d'autrui. Evidemment, ton cas est différent du mien. L'incompréhension porte sur ce que tu as fait alors que de mon côté, c'est plutôt sur ce que je ressens.

Mais peu importe.

Je n'écris pas cette lettre dans le but chimérique de te consoler de toute façon, si tant est que d'être consolé tu aies besoin, ce dont je doute. Je voulais simplement te remercier de m'avoir épargné l'épreuve du procès. Son procès aurait peut-être été plus légitime que sa mort si on en croit tous ceux qui ont approuvé ta condamnation ; mais son procès, ces poursuites judiciaires si longues, si tortueuses, m'auraient sûrement achevée. Vivre dans la honte est bien assez difficile ; y ajouter la crainte qu'il s'en sorte, qu'il arrive à s'en sortir par une des fourberies dont il était capable... C'était un manipulateur ! Prêt à adopter un ton mielleux pour obtenir ce qu'il voulait, et qui y parvenait toujours. Et il a dû hériter ça de son père. Je m'en suis rendu compte peu de jours avant ton procès, lorsque j'ai reçu la menace de son père, justement. Je me demande encore comment j'ai pu vivre deux ans avec un type pareil !... Mais ce n'est pas de ça dont je voulais parler d'abord...

J'ose à peine imaginer ce que tu dois ressentir en ce moment. Je sais pertinemment que mes mots ne t'aideront pas. Peu importe l'ampleur de ma reconnaissance, elle n'égalera jamais l'épreuve que tu dois subir.

Il m'arrive de penser qu'il aurait été préférable que tu n'interviennes jamais cette nuit-là, ou qu'il me coupe la gorge, ou que je me vide de mon sang avant que tu n'interviennes. Savoir que le chanteur que j'admire le plus croupit en prison pour moi, c'est comme le dernier coup de glaive ; comme si l'épée de Damoclès venait fendre mon crâne en deux mais ne me tuait toujours pas. C'est étrange d'écrire ça, que j'aimerais retourner en arrière pour faire en sorte qu'il m'achève – moi qui ne désire pourtant qu'une seule chose : ne plus jamais repenser à cette nuit-là.

J'aimerais arrêter d'y penser... ou arrêter de penser éventuellement... ne plus jamais revivre ce moment la nuit, dans mes cauchemars... et le matin, devant la glace... et le soir, quand je me rends compte que je viens de passer une nouvelle journée vautrée sur mon canapé, à ne rien faire, à ne rien dire. Mais il faut croire que je ne peux pas oublier cette nuit-là sans oublier ce que tu as fait pour moi. Ce geste-là, malgré le malheur qu'il a apporté, est pour moi l'exemple même du geste héroïque.

Quand je me souviens du jour où je me suis réveillée et que tu étais là, j'ai l'impression d'avoir été si futile, ou distante. Je ne sais pas trop. Je suppose que je ne voulais surtout pas faire face à la réalité de ce qu'il m'avait fait la veille. Cette réalité qui me vide de toutes mes forces, qui me fait sangloter alors que j'écris ces lignes. Tu penses sûrement que je n'ai pas à avoir honte, que je ne devrais pas me cacher ainsi ; qu'au fond, c'est lui qui gagne quand je me terre des heures, des jours durant, dans la pénombre de mon appartement, où plus personne ne vient me voir : ma famille, mes amis sont sûrement horrifiés par le spectacle qu'offre mon visage en pâture...

C'est vrai qu'au fond, c'est lui qui continue de me dominer quand je choisis de ne plus sortir de chez moi – c'est comme si j'étais toujours sa victime alors qu'il est mort et enterré.

Je ne sais plus très bien ce que je voulais dire...

Tu te demandes sûrement d'où vient cette haine refoulée en moi. Si seulement tu savais... Lors de ton procès, l'envie me démangeait, l'envie de tout avouer, de tout révéler au grand public, mais le risque me semblait trop grand. J'avais peur pour toi si tu t'en sortais et qu'il mît ses menaces à exécution. Je parle de Ralph Taylor. Son père. C'est un sénateur américain influent : il avait réussi à obtenir l'immunité diplomatique pour son fils juste avant qu'il m'agressât. Oui, tu as bien compris. Patrick Taylor est sorti de l'hôpital où on le soignait de tes premiers coups sans avoir à gruger les flics : ils l'ont laissé sortir !

Ich verstehe nicht (Incompréhension)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant