Chapitre 10 : C'est le monde que je veux

9 2 0
                                    


Beaucoup parlent de moi il est vrai. Mais il est également vrai que beaucoup se trompent à mon sujet. On se trompe souvent sur les gens de toute manière, je ne pense pas qu'on puisse penser objectivement autre chose. On me dit monstrueux. On me dit cruel et dépourvu de sentiments humains. Et je peux vous assurer qu'il n'est rien de plus faux à ce sujet. Car comme tout être humain, des sentiments j'en ai, ainsi que quelques qualités, quelques défauts, et des petits problèmes comme tout le monde en a. de sorte que je suis comme n'importe quel être humain en ce monde. Même les plus infames bêtes en ce monde éprouvent des sentiments, même si ces sentiments ne sont réservés qu'à quelques personnes, voire une seule.

Pour preuve, il n'y a qu'une seule chose qui pourrait en ce moment même me procurer le plus grand des petits plaisirs, la seule chose agréable dont je puisse jouir dans ma situation. Cette chose, c'est une vue sur le monde, une vue sur un paysage, n'importe lequel. Oui, c'est le monde que je veux devant mes yeux, un ciel bleu, un soleil brûlant, la caresse de l'herbe humide sous la plante de mes pieds, l'odeur de pluie après une averse, c'est le monde que je veux !

C'est le monde que je veux pour moi, pour mes yeux ! Le monde, tel qu'il est, remplir de beauté et de laideur, de merveilles et d'horreurs ! Un monde où je pourrais enfin reprendre mon éternelle recherche, celle qui fait battre mon cœur comme autant d'injection de ces produits étranges distribués par le bon docteur, cet infâme serpent roux, ce démon à l'œil blafard, cette bête qui m'empêche de changer mon monde, pour le rendre doux, pour le rendre palpitant. Parce qu'il n'est rien de plus incroyable que ma réalité. Hélas, elle s'en trouve bien amputée... bien amputée en effet... car une réalité sans elle... un univers sans elle... Un monde sans elle est bien trop insoutenable ! Et je ne le supporte pas, jamais je ne pourrais le supporter, et personne ne pourrait le supporter à ma place.

Un monde sans celle à cause de qui je me retrouve chez les fous, mon infirmière préférée n'a pas de sens... Il me la faut, il me la faut absolument ! Celle dont la peau mate si douce, si délicieuse a tant hanté mes nuits... Cette métisse magnifique, au masque singulier, aux goûts étranges, tout ce qui la fait elle, oui tout ce qui la fait elle me traverse avec une telle douceur ! Celle qui s'est échappée ce jour-là, à cause de ma négligence, elle envahit mes pensées les plus profondes, les plus obscures ! Parée d'une pluie écarlate, celle-là même que j'avais fait gicler de sa poitrine, elle est partie, peut-être à jamais... Oui, peut-être...

A présent, elle danse, danse dans ma tête, et fait éclater ma conscience comme une nuée de papillons qui prend son envol. Derrière ce rideau écailleux, poudreux, je revois encore ce sourire, avant qu'elle ne me crache à la figure. Je revoie encore ce masque aux milles yeux qu'elle arborait lorsqu'elle venait me rendre visite dans cette cave. Et c'est un beau paradoxe que le fait que jamais je n'avais pu la discerner aussi clairement que le jour où elle s'en enfuie...

Oh... Resonger à tout ceci provoque un tel trouble dans mon cœur, et pourtant, j'y pense presque tous les jours... je préfère encore vivre dans ce passé plutôt que dans le présent minable où j'évolue difficilement, dans une boue trop solide. Je peux au moins me féliciter de toujours recracher les médicaments de ce bon vieil Ethan... Il veut ma mort, parce que je sais des choses... Mais lui aussi sait des choses sur ma personne, et je me doute bien qu'il n'a rien dit à ce sujet. Mais je me battrai contre lui, quitte à bousiller ce monde de couleur qu'il a installé à Sainte Marie, quitte à finir mes jours dans le blanc. C'est mieux que rien, mieux que ce qu'il a installé avec beaucoup de calme, de précision, et surtout, de patience.

Mais assez pensé à lui ! A présent, il me faut encore la voir papillonner sous mes yeux. Là, déjà le monde me parait plus calme, moins hurlant. L'admirer tracer de belles courbes du bout des doigts illumine mon esprit. Encore un peu, et je pourrais presque la toucher. Ah, si je pouvais ne jamais sortir de ce genre de rêve éveillé... Mais c'est bien impossible, il faut vivre dans le présent et dans la réalité de temps à autres.

Sac de papierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant