※ Partie VI ※

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Cette procédure absurde se montra très révélatrice du régime stalinien, en effet on nous traitait comme des animaux, puis après notre mort on s'obligeait à faire un rapport, comme si le gouvernement n'était pas responsable du décès. Au cours du trajet les morts se firent de plus en plus nombreux et le NKVD laissait sur son passage de petits cimetières. Ils nous traitaient comme des animaux, ignorant qui de nos deux groupes était le moins humain. Jamais je n'ai cessé durant ce voyage d'haïr ces soldats, de me sentir supérieure à eux, car malgré ce qu'ils nous faisaient subir, Mère, Jonas et moi étions toujours là, bien vivants, et nous n'oublierons rien. Pourtant, nombre de nos compagnons de déportation avaient accepté cette soumission par les armes, et étaient gravement affectés par la situation. Les jours passaient, les visages se creusaient, et les noms des villes lu sur les écriteaux des gares défilaient. Nous avions traversés Vilnius, Minsk, Orcha et Smolensk. Le bébé de Karolina était mort. Elle semblait presque avoir perdu la raison et n'en dormait plus. Madame Rimas lui promis de ne pas livrer le cadavre au soldat. Alors on l'enveloppa dans un linge et on le laissa tomber par le trou. Ma peau et mes cheveux me démangeaient, nous étions tous infestés de poux. Par la lucarne, j'observais régulièrement le paysage, nous étions arrivés dans une région montagneuse et tout le monde d'accordait à dire qu'il s'agissait des montagnes de l'Oural qui séparent l'Europe de l'Asie. Nous étions donc passés de l'autre côté, dans l'inconnu. Chaque jour depuis notre départ je gravais le plancher d'un bâton, pour ne pas perdre totalement la notion du temps. Au bout de 40 jours, ils cessèrent de nous nourrir. Je ne supportais plus ces conditions de vie, la promiscuité, l'enfermement, l'obscurité et la famine me rongeaient de l'intérieur. J'étais incapable de rester éveillée une journée entière malgré tous mes efforts. Mais nous étions ensembles, c'était au moins cela. Au 42ème jour, le train s'immobilisa dans une région d'Asie centrale comme je le su plus tard. Puis on nous ordonna de sortir. Le soleil paraissait plus lumineux que jamais et une foule de Lituaniens se déversa hors des wagons miteux. Nous avions tous l'air si déboussolés, si gris, si crasseux. J'avais énormément de mal à marcher, d'autant plus que je devais porter mon énorme valise. Je cherchai père, parmi la foule, auquel je n'avais pas cessé de penser jusque-là mais que le matelas d'herbe sur lequel nous nous étions assis m'avait fait oublier. Mais il n'y avait là aucun wagon d'hommes. Où pouvait-il être à ce moment ? Le soir tomba et le NKVD nous embarqua dans des camions. Une ou deux heures plus tard le convoi arriva dans une zone qui semblait être habitée. Un officier nous cria de descendre sans nos bagages, et l'on nous dirigea vers un établissement de bain public. Nous allions nous laver ! Ce fut d'abord le tour des hommes. Je vis mon petit frère s'avancer loin de nous, ce qui me donna des frissons, heureusement, il était accompagné de Kostas. Puis ce fut notre tour, le groupe de femmes fut scindé en trois petits groupes. Avec les Gribas, madame Rimas et Karolina, mère et moi faisions partie du second groupe. Il fallait se déshabiller avant d'entrer. Mère et madame Rimas ôtèrent leurs vêtements sans hésiter, sous les yeux des officiers et de leurs murmures obscènes. Voyant les jeunes filles de mon âge réticentes, elles nous encouragèrent à penser au plaisir de se sentir propre plutôt qu'à « ces animaux ». Je me déshabillai et me cachai de mon mieux avec mes bras, puis enfin nous entrâmes dans l'établissement. L'eau était froide et la douche courte mais c'était si bon de se sentir propre à nouveau, après des semaines dans la crasse ! A la sortie des bains, les officiers nous attendaient, je n'oublierai jamais leur regards posés sur nous. Ils nous scrutèrent, une par une, commentant parfois entre eux nos mensurations. Puis ils s'arrêtèrent sur moi, je restai stoïque et fermai les yeux. Quand ils me touchèrent moi aussi, j'eu un mouvement de recul instinctif, celui qui semblait être le commandant me gifla. Ils continuèrent cependant leur « inspection » plus loin. Tout le monde se rhabilla et nous retrouvâmes notre Jonas, ses cheveux étaient redevenus blond, il avait retrouvé son visage d'enfant, celle du garçon que j'aimais. Je le pris dans mes bras, c'était si bon de se sentir propre ! Nous commençâmes à rire sans raison, cela faisait si longtemps que je ne l'avais pas fait...

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Ruta LimasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant