※ Partie IX ※

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Cependant cette situation me permit d'aider quelques personnes. Par exemple, je laissais sur ma fenêtre de la nourriture qu'un déporté venait discrètement prendre chaque soir, ou encore je volais des cigarettes aux officiers, que je redistribuais les rares fois où je sortais pour étendre le linge par exemple. Je passais l'hiver avec le NKVD, les tempêtes furent nombreuses et les baraquements semblaient de plus en plus fragiles. Par miracle, aucun toit ne s'envola. Au printemps, on me renvoya dans le baraquement. Je retrouvai mon frère et ma mère que je peinai à reconnaître tant ils avaient été affamés, nous ne nous étions pas vus depuis plusieurs mois et leur visage s'était creusé, tandis que j'avais pris du poids depuis mon arrivée. Je préférai largement être sous-alimentée plutôt que de vivre avec les soldats, mais je me sentais si coupable de les voir mourir de faim alors que j'étais pour l'instant en bonne santé. Mère qu'il était absurde de s'excuser d'être en forme. Cependant, durant plusieurs semaines je proposai ma ration à Jonas qui refusait catégoriquement de me priver de mon quignon de pain. Les journées commençaient souvent bien tôt, la responsable de baraque nous criait pour nous réveiller, les filles Gribas, Mère et moi nous habillions rapidement derrière le paravent improvisé et nous sortions encore ensommeillées par le vestibule. Puis nous allions travailler. Nos tâches variaient, parfois c'était la construction d'un bâtiment, la confection de chaussures ou le travail des champs de pommes de terre. Je préférais bien sûr le travail de cordonnier que les détenus pratiquaient en intérieur, mais qui n'était réservé qu'aux enfants comme mon frère ou la petite Lina ou aux personnes âgées qui avaient peu de force. Avec Mère, mesdames Rimas et Gribas et Ona, nous avions été désignées pour travailler aux champs, où la plus grande partie de notre travail consistait à labourer la terre manuellement, récolter ou planter des pommes de terre. Nous vîmes ainsi passer chaque jour devant nous de la nourriture que nous ne mangerions jamais. Le travail était très dur, courbées toute la journée nous devions, parfois dans le froid, bécher la terre, avec l'impossibilité de voler une ou deux pommes de terre. En effet, nous étions surveillés par une dizaine de soldats armés, cependant, lors de la mise en commun de la récolte, nous subtilisions cette denrée rare qu'était devenue la pomme de terre. Ce sont ces petits vols qui nous permettaient de survivre. Nous n'avions qu'une pose dans la journée, aux alentours de midi, durant laquelle nous pouvions boire dans un tonneau, dans lequel nous devions laper l'eau et manger la même bouillie grisâtre que pendant le voyage. Certains disaient qu'elle était faite à base de poisson et de céréales, quoiqu'il en soit, son goût était assez repoussant, mais nous n'avions pas vraiment le choix. Les mois passaient dans le camp, et nos visages se creusaient. Mère était devenue d'une maigreur maladive et ressemblait à un squelette, ce qui me faisait très peur. Jonas, avait été affecté aux travaux des champs et malgré sa place privilégiée en intérieur, il ne se portait pas mieux que Mère. Quant à moi, je pouvais passer mon pouce et mon index autour de mon bras et faire un cercle complet. Les symptômes du scorbut apparurent peu à peu chez Mère. Je connaissais cette maladie que nous avions étudiée en cours, les marins l'attrapaient souvent lors des grandes découvertes et le remède le plus connu était sans doute les fruits et les légumes frais. Cependant, nous n'avions pas de fruits ou de légumes à disposition. Mère avait des dents qui se déchaussaient, avec une purulence des gencives, ce qui l'empêchait de manger normalement et aggravait la situation, elle était si fatiguée que cela l'empêchait de travailler. Mais le NKVD ne voulait rien savoir : il fallait travailler. Mais quand un soldat appris que c'était le scorbut, il nous informa qu'une ration anti-scorbut prévue pour les malades ayant une ordonnance. Mais il n'y avait pas de médecin dans le camp d'après lui. Alors Jonas et moi nous rendîmes au bâtiment central du NKVD, pour réclamer la ration à laquelle Mère avait droit. Le soldat qui s'occupait de distribuer la nourriture, nous la refusa, puis voyant notre insistance, il nous cria que nous n'étions que des porcs, et que nos vies n'était pas bien importante, alors notre mère pouvait bien mourir, il n'en avait rien à faire, puis il nous beugla de retourner dans notre baraque. Les conditions de détentions se dégradaient, c'était la fin de l'été et il ne pleuvait pas assez régulièrement pour que nous puissions laver nos vêtements assez souvent, nous vivions donc dans la crasse, ce qui ne profitait pas à Mère. Elle commença à garder le lit, malgré le NKVD. Presque chaque jour, une de ses dents tombait, notre mère nous quittait petit-à-petit, lentement elle disparaissait. Au début de l'automne, elle s'éteignit, paisible et enfin libre, son visage s'était détendu dans la soirée, alors que je lavais ses mains. Jonas n'était même pas là, toujours dans une autre baraque avec Kostas, comment lui annoncer qu'elle était morte ? Plus d'un an après le début de notre déportation je ne me faisais toujours pas à cet environnement, et il fallait en plus qu'ils prennent ma mère ? Je ne dormis pas cette nuit-là, je restais à pleurer sur le corps de Maman, endormie à jamais. Le lendemain ils jetèrent son corps dans la fosse commune, avec tant d'autres anonymes dont on avait pris la vie.

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Ruta LimasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant