Chpt.2 - Néo-Commune (2/2)

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Armande fit une grimace avec des lèvres pleines de mousse.

— Carole Marnes, jeune femme propre sur elle, en couple, une fille de trois ans. Boulot stable dans un magasin de vêtement de luxe. Représentante depuis quelques mois. Profil clean.

— Et le mari ?

— Je lui ai parlé, il est dévasté.

— Ça se mime, la dévastation.

Elle secoua la tête.

— Dans ce cas, c'est un foutu bon acteur, et je n'ai encore jamais rencontré de notaires qui soient de bons acteurs. Ils sont juste sinistres, même quand ils essaient d'être drôles.Sam hocha la tête.

— Belagusi devait être notaire, alors.

— Bella quoi ?

— Laisse tomber. C'est encore en rapport avec ces vieux films que je regarde.

Armande leva sa pinte pour lui signifier qu'elle avait saisi.

— Un jour, il faudrait que tu changes d'époque et que tu rejoignes la nôtre, juste pour voir.

— Ouais. C'est déjà tout vu. Des indices sur le lieu du crime ?

— Rien d'exploitable.

Hong balança sa tête d'un côté.

— Dans les rares cas de Voltaires assassinés, reprit Armande, c'était toujours des fanatiques de l'ancien régime ou des déséquilibrés. Ça m'interpelle. La scène de crime est trop soignée pour être l'œuvre d'un fou. Reste les fanatiques, mais même là...

Hong plongea son regard dans son verre de whisky. Pas sûr d'y trouver une réponse.

— Ouais. Ça fait longtemps qu'il n'y a plus personne pour regretter la République.

— J'en sais rien, répondit Armande. J'ai du mal à me projeter. J'étais bébé au moment de la Néo-Commune. Par contre, toi, tu étais déjà en âge de comprendre. T'étais quoi ? Genre étudiant ?

— Lycéen.

— N'empêche, je parie que tu étais dans toutes les manifestations.

— Juste pour le fun. Je m'intéressais pas trop à la politique à l'époque.

Armande le dévisagea.

— Parce que c'est le cas maintenant ?

Il préféra boire une gorgée plutôt que relever le sarcasme.

— C'était le bordel, dit-il. Et mon vieux me collait une rouste dès qu'il apprenait que j'y participais.

Il leva son verre de whisky.

— Paix à son foie, dit-il.

Armande leva les yeux au plafond. Il n'y avait pas la moindre trace de regret dans le ton qu'il employait.

— N'empêche, reprit-elle, quand on y pense, c'est assez incroyable ce qui s'est passé. Que la république ait laissé s'instaurer un machin pareil.

— Je pense qu'ils n'avaient pas le choix. L'Europe implosait. La Catalogne était devenue autonome. Le Pays basque, la Bretagne et la Corse prenaient le même chemin. En Lorraine et en Alsace, les crétins du secteur se mettaient sur la gueule. La Belgique venait de se scinder. Armande essuya la mousse de ses lèvres. Éducation néo-communarde oblige, elle possédait quelques notions sur les événements de l'époque.

Coincée entre une Amérique en plein isolationnisme et une Chine revancharde, l'Europe avait payé cher la crise de la démocratie libérale. Marasme économique, faillites financières, récessions ou dépressions, le choix des maux permettait de varier les plaisirs.

À cela s'ajoutaient une crise des valeurs, une société en rapide et profonde mutation à cause, ou grâce, aux évolutions technologiques, ainsi qu'un renforcement des inégalités. La tentation du repli sur soi et du protectionnisme avait pris le pas sur l'ouverture et l'humanisme. On rejetait sur les migrants tous les maux imaginables, excuse nauséabonde pour raviver un nationalisme délétère. On regardait son voisin avec la trogne d'un bouledogue qui grogne sur un os déjà rongé jusqu'à la moelle.

Malgré quelques sursauts que certains s'ingéniaient à qualifier de démocratiques, le sentiment que le pouvoir politique ne cherchait même plus à faire semblant de gouverner, mais juste à se faire réélire, dominait largement. Sans compter l'impression d'abandonner sa vie – devenue une denrée commerciale comme les autres – au profit de multinationales toujours plus omnipotentes.

Valse des gouvernements, propagation des guerres, montée de la violence et des intolérances, chômage, cohortes de réfugiés... On avait révolutionné un peu partout, en sachant pourquoi, mais pas vraiment vers quoi. Les foules éructaient une expression brute du ras-le-bol, un mécontentement viscéral qui débordait dans les rues et dévalisait les banques, renversait des statues et brûlait des parlements, entre deux rafales de lacrymo et un jet de canon à eau.

— Difficile de se rendre compte, aujourd'hui.

— Ouais. Ici, à la base, personne ne souhaitait l'indépendance. Les gens qui manifestaient dans la rue voulaient juste dégager les politicards et les nantis. Puis les Fondhackers ont débarqué et ça a pris de l'ampleur. Ils avaient un rêve, les mecs. C'est devenu une insurrection.

Armande agita une main.

— Puis le referendum, tout ça. On connaît le refrain.

— Ouais, le referendum. J'ai fait comme les quatre-vingts et quelques qui ont dit merde à la République. C'est la seule et unique fois que j'ai jamais voté.

— Ça te manque ?

— Torcher du cul de politicard, ça n'a jamais été mon truc.

Il vida son verre d'un trait et leva le bras pour passer de nouveau commande, quand ils reçurent tous les deux une notification en même temps. Armande sur sa montre connectée, Hong sur son bracelet réglementaire. Ils échangèrent un regard désabusé, puis Sam chaussa une vieille paire de lunettes connectées toutes patinées par l'usage.

— C'est Fabier, l'autopsie de notre cliente est sur le réseau. Vidocq, tu nous fais un résumé ?

L'IA, toujours en veille, réagit avec seulement quelques secondes de décalage, juste assez pour que l'inspectrice Môchi ait le temps de chausser ses lunettes connectées.

— Va à l'essentiel. Agression sexuelle ?

La voix de l'IA bourdonna.

— Aucune trace de violence ou d'agression. Mort causée par étouffement (pendaison).

— Et voilà pour la théorie bidon des chaînes de flux, commenta Armande.

Vidocq continuait son exposé, imperturbable.

— Trace de piqûre dans le cou. Injection d'un mélange chimique (détail des composés dans le rapport) ayant provoqué un coma artificiel (possibilité de décès élevé, même sans étouffement). Aucune empreinte ni trace d'ADN exploitables relevées sur le corps de la victime. Heure du décès estimée...

Armande et Sam n'écoutaient plus. Ils avaient déjà l'information qu'ils voulaient.C'était bien un meurtre, et foutrement bien préparé.

ReVoltaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant