Tasse de café en main, Armande Môchi fixait ces deux visages. Celui de chair, surtout. Une femme de trente ans, dont les yeux à demi-fermés, révélaient partiellement des iris gris et révulsés.
Armande ne parvenait pas à décrocher son attention de ce regard, comme s'il recelait en lui la solution à l'énigme qu'elle devait résoudre. Elle tendit sa main libre comme pour enrober ce visage avec ses doigts.
— Zoom.
Le système de virtualisation de scènes de crimes interpréta correctement la commande et la tête grossit dans des proportions ridicules, jusqu'à atteindre la taille d'un ballon publicitaire. Armande but quelques gorgées, lentement. Comme dans une mauvaise allégorie, elle pouvait presque se voir dans la pupille dématérialisée. Grande silhouette au profil athlétique ceinturée dans un pantalon ajusté. Des cheveux courts et teintés – orange vif – encadrant une bouille un peu trop carrée. Des années d'enquêtes plus ou moins sordides et des nuits de planque avaient façonné un léger pli amer au coin de sa bouche, ainsi qu'une barre soucieuse sur son front.Elle acheva son café d'une traite puis soupira. Les matins où l'on découvrait des cadavres annonçaient rarement de belles journées.
— Réinitialisation.
La scène de crime oscilla comme le programme reconstruisait sa version numérique. Tous les éléments qu'Armande venait de manipuler retrouvèrent leur place. L'inspectrice retourna au point de départ, comme si elle se tenait juste sous le pont quand le corps de la jeune femme s'y balançait encore, une poignée d'heures plus tôt. Des graffitis couvraient le parapet et les piliers de soutènements. Des textes bariolés, véhéments ou cocasses qui véhiculaient toujours ce message de révolte foutraque.
Gaz de schiste = guerreRendez-nous la lune !!!!!!Gawarzad XDWTF dan ta mèerreQui nous gouverne ?
Ce dernier graffiti fit sourire Armande. La réponse était justement suspendue à ce pont, avec ces mèches blondes et son regard privé de vie.
L'information lui avait été confirmée. La toge, le masque, la perruque étaient authentiques et confirmaient le statut de représentante de cette femme. Une Voltaire donc, comme on avait coutume de surnommer ceux qui gouvernaient la Néo-Commune. Armande n'avait jamais vraiment compris la raison de ce sobriquet. Certains prétendaient que c'était à cause de leur accoutrement, mais l'inspectrice ne voyait pas le rapport. La tenue des représentants servait d'abord à leur assurer l'anonymat. D'une certaine façon, elle les protégeait de l'opprobre ou de la corruption. De plus, le visage synthétique ne reprenait pas celui du célèbre philosophe français du siècle des Lumières, mais celui d'un obscur conspirateur anglais du XVIIe siècle.Elle chercha à prendre une nouvelle gorgée de café, mais le fond de sa tasse lui rappela qu'elle l'avait déjà vidée. Au même moment, la reconstruction numérique clignota pour signaler que quelqu'un entrait dans la salle. Armande considéra avec appréhension la silhouette de morse obèse d'Éric Blowsky. Le commissaire principal de Paris s'immisçait rarement dans les enquêtes, pour la simple et bonne raison qu'il ne devait pas son poste à ses capacités d'enquêteurs, mais à son incroyable sens du compromis à tout va. Compétence qu'il couplait d'ordinaire avec un langage de charretier, comme si l'usage du vulgaire suffisait à lui donner une consistance supplémentaire.
— Quelle merde.
Armande se contenta d'opiner.
— C'est un suicide ? demanda-t-il.
Cette fois, elle secoua la tête.
— Vidocq, montre-nous les captures du réseau de surveillance autour de la scène de crime.L'intelligence artificielle de soutien qui équipait les services de police de la Néo-Commune s'exécuta avec une célérité inhumaine. Un écran se matérialisa au milieu de la pièce, en même temps qu'une voix numérique y résonnait.
Armande, à l'instar de bon nombre de ses collègues, considérait Vidocq comme une assistance numérique plutôt qu'une IA développée. Le programme était vétuste et ses algorithmes d'apprentissage avaient depuis longtemps montré leurs limites. La grande révolution de l'intelligence numérique se faisait toujours attendre. Mais il fallait reconnaître à Vidocq une utilité certaine pour la compilation des données et la capacité à créer des interconnexions, même farfelues.
Mais cette fois-ci, l'écran resta noir.
— Les données sont indisponibles, dit l'IA.
Blowsky plissa les yeux et grommela dans son double menton.
— Elle avait un brouilleur sur elle ?
Armande préféra sourire de la remarque de son supérieur et demanda à Vidocq d'élargir sa requête à l'ensemble des capteurs du bloc.
— Je suis désolé, ces données sont également indisponibles.
Blowsky grommela de plus belle.
— Vidocq, quelle est l'explication la plus probable ? demanda Armande de plus en plus amusée.
— Piratage informatique, 95,067 %.
L'expression de Blowsky, déjà plutôt renfermée, vira au constipé. Il agita deux mains potelées en direction de la version digitale de la victime.
— Ça va, ça va ! J'ai compris. C'est pas un putain de suicide...
— Disons que je ne connais pas beaucoup de candidats à l'aller simple pour le paradis qui se soucient de cacher la façon dont ils s'y rendent, répondit Armande. Mais je préfère attendre le résultat de l'autopsie pour l'affirmer.

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ReVoltaire
Fiksi IlmiahNéo-Commune de Paris, dernier quart du XXIe siècle. Dans la cité, devenue libertaire et autonome, la politique et le suffrage universel sont abolis depuis longtemps. Elle est dirigée par des représentants anonymes, désignés de façon équitable par u...