La stridulation agaçante de l'alarme extirpa Isabella Devasquez de son sommeil. Sa répétition l'empêcha également de sombrer derechef dans la torpeur et lui arracha un grognement qui ressemblait vaguement à celui d'un ours. Elle tendit un bras hors de la couverture pour mettre un terme au hululement récurrent qui s'évertuait à se faufiler dans ses conduits auditifs, malgré ses efforts pour enfouir ceux-ci sous l'épaisseur des coussins.
L'envie de quitter sa couche, confortable et chaude était proche du néant. Cependant, elle n'avait pas le choix, elle devait boucler sa chronique ce matin avant de se retrouver hors délais.
Isabella officiait comme journaliste freelance et appartenait à ce vaste contingent d'hommes et de femmes qui irriguaient quotidiennement les réseaux et les chaînes de flux en informations plus ou moins véridiques. Selon elle, le terme journaliste ne reflétait d'ailleurs absolument pas la réalité de leur activité, à elle et ses paires. « Producteurs de contenus de qualité douteuse ou futile à la présentation volontairement racoleuse » lui apparaissait une appellation bien plus appropriée.
Pour sa part, elle tenait un podcast vidéo hebdomadaire, le genre d'émissions destinées à la working woman surbookée qui souhaitait se payer une bonne tranche de rire sur la place du tampon hygiénique dans les négociations d'affaires, découvrir les dernières tenues anti-pelotage dans les transports bondés, ou utiliser un mouchard enregistreur pour ridiculiser son ex. Des informations hautement stratégiques et essentielles, que certains mecs regardaient également avec attention pour tenter d'enfin comprendre l'autre moitié de l'humanité, celle à laquelle ils ne pouvaient appartenir que moyennant un effort considérable de transformation du corps et de la psyché.
Isabella n'avait pas toujours exercé dans le milieu des médias superficiels. Étudiante, elle se berçait d'illusions quant à son futur métier. Elle se rêvait alors en investigatrice opiniâtre et incorruptible, armée des meilleures intentions dans le but de révéler au monde les plus grands scandales.
Elle pensait que les nouvelles technologies, la force de diffusion sur les réseaux, l'autonomie et la liberté constituaient un arsenal imparable contre la volonté des puissants et des oligopoles de masquer leurs malversations. Elle ambitionnait de devenir la Che Guevara du journalisme, de révolutionner un milieu qui se nourrissait surtout à grand coup de pseudo-scoops situés en dessous de la ceinture.
Elle conservait à l'esprit ces grandes affaires qui donnaient à la profession ces plus belles lettres de noblesse. De Dreyfus à Chelsea Manning en passant par l'emblématique Watergate, l'histoire du journalisme foisonnait de ces exemples courageux et souvent polémiques qui façonnaient le monde autant qu'ils le dévoilaient.
Son idole s'appelait Albert Londres, l'un des tout premiers à creuser là où ça faisait mal. Ce précurseur du journalisme d'investigation était un reporter engagé qui donnait la parole à ceux que les autres ignoraient ou déconsidéraient : bagnards, reclus, fous, marginaux. Il essayait de mettre de la lumière dans les recoins que l'on cherchait à cacher. Lui-même avait écrit « qu'un journaliste n'est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »
Une vision un peu romantique, mais sans fard, qui nourrissait l'imaginaire de la jeune Isabella. Elle comportait ce qu'il fallait de sacrifice et de justice pour abreuver ses valeurs naissantes et alimenter sa fringale.
Les premières années, elle tenta réellement d'atteindre cet objectif ambitieux. En vain. D'abord, parce que les scandales retentissants ça ne se trouve pas sur le premier forum ou fil de discussion venu. Ensuite, parce qu'elle n'avait pas compté sur les cohortes de fanatiques en tous genres qui utilisaient les flux pour déverser leur propagande et leur paranoïa sans aucun filtre. Enfin, à cause de la réalité économique.
Non pas qu'il n'y eut plus la moindre place pour le journalisme d'investigation dans cette seconde moitié du XXIe siècle, mais ceux qui parvenaient à le pratiquer formaient une élite, une mousse rare et luisante égarée dans un cloaque de niaiseries, de futilités, de puanteurs nauséabondes, composée par le plasma de l'inutile, la bile de la vindicte, la lymphe du voyeurisme et le foutre du vulgaire.
Les places s'y révélaient donc chères et souvent le salaire qu'on y accolait mésestimait largement les efforts nécessaires à la survivance d'une presse engagée et intègre.
Non, la presse version 3.0 vivait grâce au marketing. Plus personne ne s'intéressait au fond des sujets traités. Ce qui comptait, c'était le nombre de vues, la répétition sur les écrans et les projecteurs tridis. Parler des dessous d'une sordide affaire de corruption ou de la triche généralisée d'une multinationale se révélait souvent moins vendeur qu'étaler les frasques d'une starlette prise en flagrant délit de partie fine avec son manager et son producteur, surtout si les deux officiaient en même temps. Sexe, violence et showbiz formaient les trois mamelles de la désinformation qualitative.
Quand on s'intéressait à une affaire, le plus souvent on en ignorait les fondements et on se contentait d'en émulser la surface. L'objectif se résumait à créer une forte agitation propre à exalter les meilleurs sentiments du monde chez l'internaute souscripteur. On lui arrachait une larme, à propos de ces enfants désagrégés dans un trafic sexuel, de ces réfugiés démembrés par la guerre, de ces touristes désintégrés dans un attentat, de cette humanité pulvérisée à toutes les souffrances possibles. Le qui, le pourquoi, le comment ne comptaient pas. On exhibait le fait avec la plus grande vulgarité possible pour un maximum d'effets, conscient que trois jours plus tard une autre nouvelle, atroce, fracassante, horrible, terrible, prendrait le relais dans la fabrique à compassion.
Isabella se faisait souvent la réflexion que, désormais, l'humanité disposait d'outils extrêmement puissants et performants, mais qu'elle les dédiait à un usage tout à fait détestable et ridicule. Le fait que des tuyaux capables de communiquer de manière quasi instantanée avec la totalité des personnes vivantes sur Terre servaient principalement à diffuser la dernière vidéo d'un chaton trop mignon, lui apparaissait comme un argument irréfutable à cet incommensurable gâchis.
Elle-même ne se sentait pas exempte de reproches. Ses propres convictions, émoussées par la lassitude, se révélèrent inférieures à ses aspirations originelles. Et dans le but de remplir son frigo avec autre chose que des portions lyophilisées, elle avait préféré les remiser.
Aujourd'hui, elle ne pouvait pas réellement se plaindre. Son podcast connaissait un certain succès, si bien qu'elle disposait d'un contrat avec une chaîne de flux qui lui assurait un revenu régulier en échange de l'exclusivité sur son émission. C'était plus que la plupart de ses collègues freelance. La chaîne lui imposait également de tenir de temps à autre un live interactif, souvent l'interview d'une de ces célébrités d'un jour.
Cependant, prétendre qu'Isabella appréciait ce travail était à peu près aussi éloigné de la réalité que la distance séparant la Voie lactée de la galaxie la plus proche. En résumé et selon ses propres mots et sa nouvelle doctrine de vie : mieux valait bouffer de la merde que rien bouffer du tout.
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ReVoltaire
Science FictionNéo-Commune de Paris, dernier quart du XXIe siècle. Dans la cité, devenue libertaire et autonome, la politique et le suffrage universel sont abolis depuis longtemps. Elle est dirigée par des représentants anonymes, désignés de façon équitable par u...