Après le départ de son père et de son mari, Alinor resta enfermée dans sa chambre pendant plus d'une heure à ressasser ses interrogations et ses pensées moroses. Finalement, houspillée par Brynn, elle se leva et s'habilla pour descendre dans la salle commune et seconder sa mère dans l'intendance du château. Pendant toute la matinée, tout en vaquant à ses occupations, elle assista aux préparatifs de départ du roi et sa suite. Guillaume de Normandie avait décidé de continuer son chemin pour inspecter d'autres places fortes situées stratégiquement.
La jeune femme avait hâte de voir les troupes normandes quitter la forteresse. Indépendamment du fait qu'il fallait puiser dans les réserves pour nourrir toutes ces bouches supplémentaires, elle ne se sentait pas en sécurité avec tous ces chevaliers qui allaient et venaient. Seuls les proches du roi et ses meilleurs vassaux étaient autorisés à franchir la herse de la haute-cour, mais cela représentait déjà un grand nombre d'hommes et Alinor n'était pas à l'aise en leur présence.
Bien qu'elle soit mariée à un Normand, elle n'était pas convaincue que son nouveau statut la mette à l'abri de la concupiscence de certains barons. Elle avait frissonné d'appréhension quand elle avait surpris les regards lubriques que quelques-uns lui avaient adressés après le départ de Gautier. Le souvenir de son agression était encore trop vivace dans sa mémoire. Chaque fois qu'elle y repensait, elle avait un goût de bile qui lui remontait dans la gorge, elle était prise de tremblements et ressentait des difficultés pour respirer. Elle était également inquiète pour sa sœur. D'autant plus que le seigneur de Thurston avait quitté la forteresse et n'était plus là pour tenir en respect d'éventuels chevaliers trop entreprenants envers sa fille cadette. Leur frère Edwin devait d'ailleurs éprouver les mêmes craintes, car Alinor avait remarqué qu'il s'arrangeait pour se trouver à proximité d'Aileen le plus souvent possible.
C'est donc avec soulagement qu'elle entendit le souverain ordonner aux nobles de sa suite de se mettre en selle, sitôt le repas de la mi-journée achevé. Les barons obtempérèrent avec célérité tandis que le roi prenait congé de lady Judith et de ses filles avec courtoisie. Avant de sortir dans la cour, Guillaume de Normandie attira Edwin dans un coin de la salle et lui parla à voix basse. Les deux hommes semblaient s'entretenir d'un sujet important, car leurs visages étaient graves. Curieuse, Alinor s'approcha avec discrétion et tendit l'oreille dans l'espoir de saisir ce qu'ils se disaient, mais elle ne réussit qu'à percevoir la fin de la conversation.
— N'oubliez pas, Edwin, personne ne doit savoir! Si cette information parvenait à des personnes mal intentionnées, cela pourrait être très préjudiciable au baron de Fougères. Je pense que je n'ai pas besoin de vous rappeler que si la vie de Gautier est menacée, celle de votre père l'est tout autant puisqu'il fait partie de son ost.
— Soyez sans crainte, sire, je garderai le secret sur leur itinéraire et leur véritable position.
— Vous n'ignorez pas l'importance de cette mission. Je vous fais confiance pour la mener au mieux. Je sais à quel point cette situation est difficile pour vous, Edwin, et soyez sûr que j'apprécie votre aide à sa juste valeur. Si cette manœuvre réussit, je saurai me montrer reconnaissant.
Sur ces paroles, le Conquérant prit congé pour rejoindre les hommes de sa suite. Il sortit dans la haute-cour, suivi de près par le frère d'Alinor.
*
La jeune femme ne fut pas longue à saisir les implications de ce qu'elle venait d'entendre. Son père et Gautier étaient au cœur d'un plan qui apparemment pouvait représenter une menace pour eux. Guillaume avait exigé le plus grand secret et avait même précisé qu'une indiscrétion mettrait leur vie en péril! Dans quoi s'étaient-ils engagés? Gautier ne lui avait rien dit à ce propos, au cours de la nuit. Il lui avait juste expliqué qu'il devait rejoindre Robert de Conteville à Cantorbéry, puis se rendre à Douvres pour protéger les travaux de fortification du château de l'archevêque de Bayeux. Certes, ils n'avaient pas eu le temps de beaucoup discuter, car son mari s'était montré très entreprenant avec elle, mais son comportement ne laissait pas deviner une inquiétude particulière concernant cette mission. Gautier et son père savaient-ils seulement les risques qu'ils couraient? Connaissaient-ils la teneur du plan du Conquérant ou étaient-ils de simples pions que le nouveau souverain utilisait, à leur insu, sur son échiquier du pouvoir? Elle devait absolument découvrir de quoi il retournait. Elle se débrouillerait pour interroger Edwin après le départ du roi. Elle avait le droit de savoir quel danger menaçait son époux!
Les hennissements des chevaux piaffant d'impatience la tirèrent de ses pensées. Le départ royal était imminent. Elle se précipita à l'extérieur et se rapprocha discrètement de lady Judith et des chevaliers de Thurston, rassemblés sur le perron pour assister au départ de Guillaume de Normandie et de sa troupe.
Une fois que l'ost royal eût quitté la forteresse, il régna encore pendant toute l'après-midi une grande agitation dans le château et ses alentours. Il fallait effacer les traces laissées par les campements à l'extérieur des fortifications, remettre en ordre les baraquements et le logis seigneurial. Il était nécessaire de nettoyer les écuries, récurer les deux cours où de nombreux destriers avaient séjourné pendant plusieurs jours et dont le sol avait abondamment été souillé de crottin et autres déjections chevalines, mais également humaines.
Lady Judith et ses filles s'occupèrent de la remise en état des pièces à vivre du donjon. Tandis qu'Aileen dirigeait le ménage de la nursery et du solarium, sa mère supervisait le nettoyage de la salle commune et Alinor celui des chambres. Une fois cela fait, la dame de Thurston, aidée d'Alinor, Ardith et Martha, déménagea ses affaires et réinvestit ses appartements, dont elle avait temporairement abandonné la jouissance à Guillaume de Normandie, lors de son séjour.
Indécise, Alinor ne savait quoi faire à propos de ses quartiers personnels. Maintenant qu'elle était mariée au baron de Fougères, devait-elle s'installer avec lui dans la chambre qu'il occupait avant leur union, c'est-à-dire celle de son frère? Dans ce cas, il fallait loger Edwin ailleurs... Ou devait-elle faire transporter les affaires de Gautier dans la sienne? Après tout, il n'avait laissé aucune consigne à ce propos et il était venu la retrouver pour la nuit de noces. Elle pouvait donc supposer qu'il ne verrait pas d'inconvénients à aménager dans sa chambre à elle. Vu le nombre de fois où il l'avait rejointe dans son lit, les lieux lui étaient familiers... De plus, il pouvait rester absent pendant des semaines à cause de ses missions. Elle pouvait difficilement priver Edwin de son refuge plus longtemps.
La jeune femme résolut de conserver ses habitudes et ordonna de transférer les possessions de son nouvel époux dans sa chambre, afin de libérer celle d'Edwin. Veiller à l'installation de son frère aîné dans ses quartiers lui donna une excuse pour rester à proximité et l'intercepter quand il monta au premier étage. Dès qu'elle le vit, elle engagea la conversation de manière anodine sur ses relations avec le Conquérant et les autres Normands. Puis, petit à petit, elle orienta la discussion sur la mission de son mari et de son père. Edwin se montra heureux de son intérêt et bavarda plaisamment avec elle.
Malheureusement, il changea d'attitude quand les demandes d'Alinor se firent plus précises et devint plus distant. N'obtenant pas les renseignements qu'elle souhaitait, elle finit par l'interroger franchement sur la mission de Gautier et sa dangerosité éventuelle. Mais Edwin resta vague et refusa de répondre aux questions de sa sœur, au grand dam de celle-ci. Pas dupe de l'embarras de son frère qui faisait tout pour détourner la conversation, Alinor sentit son angoisse grandir. Le comportement fuyant d'Edwin l'inquiétait.
«Il me cache des choses, j'en suis certaine! Pourquoi ne m'avoue-t-il pas ce qu'il sait? Nous sommes frère et sœur et n'avons jamais eu de secret l'un pour l'autre, jusqu'à présent. Que se passe-t-il?»
Elle s'alarma davantage lorsqu'en fin de journée, Edwin prétexta une inspection à faire, puis des missives à rédiger pour ne pas prendre son repas dans la salle commune. Manifestement, il cherchait à l'éviter! Ou plus exactement, il essayait d'éviter sa curiosité et ses questions... Il avait un comportement très inhabituel et inquiétant. Elle allait devoir se montrer vigilante. C'est donc la tête pleine de questions demeurées sans réponse qu'Alinor alla se coucher. Elle éprouva beaucoup de difficultés pour s'endormir, car elle ne cessait de penser à la discussion qu'elle avait surprise entre le roi et Edwin. De plus, à son grand étonnement, l'absence de son époux lui pesait. Jamais elle n'aurait cru s'habituer si vite à la présence d'un homme dans sa couche. Alors que la veille, elle dormait nue dans les bras de son mari sans ressentir le moindre désagrément, voilà que maintenant elle grelottait de froid dans son lit, bien qu'elle soit engoncée dans une épaisse chemise de nuit! Oui, la chaleur du corps de Gautier lui manquait. Earwena, Aldys et les autres femmes du château avaient raison; au cœur de l'hiver, mieux valait avoir un homme pour réchauffer ses nuits!
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Combat d'Amour - Tome 3 [Editions Ada juillet 2019 - autoédition 2023]
Historical FictionAlors que Gautier apprivoise son épouse saxonne au fil de leurs retrouvailles entre deux missions et que leur relation s'apaise, de nouveaux obstacles ne cessent de se dresser entre eux. Alinor doit faire face aux manigances de la famille de Fougère...