Chapitre 1

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Londres, 1889

Il marcha en remontant Oxford Street, puis Holborn, Cheapside, puis King William Street, Lower Thames Street, Byward Street, pour enfin s'arrêter devant la Tour de Londres. Il resta un quart d'heure, les yeux perdus dans les étroites ouvertures, caressant du regard les grilles de métal retenant toutes évasions. Tant de grands hommes étaient passés là avant lui. Beaucoup d'entre eux y étaient entrés et n'en étaient jamais ressortis. Il remonta Mansell Street, jusqu'au quartier de Whitechapel. Il était presque frénétique. Cela faisait plusieurs dizaines de fois qu'il revenait dans cet endroit, avec toujours le même plaisir. Jack l'Eventreur. Ce personnage qui avait hanté ces lieux, et dont les crimes étaient célèbres partout, au-delà même des portes de Londres. Cette fois serait la dernière, il le savait. Il passa la main sur les pierres des maisons, envouté par ce contact froid, qui avait vu passer à peine quelques années auparavant, le célèbre meurtrier. Il passa encore deux heures, à déambuler dans les rues de Londres, à revivre dans sa tête les scènes sanglantes qui s'étaient tenues dans ces mêmes places, ces mêmes lieux. Il suivit son itinéraire habituel pour rentrer, dans ce qui allait devenir son ancienne demeure.

Ce petit deux pièces sordide, ironiquement situé non loin de Baker Street, était son domicile depuis maintenant neuf ans. Il était jeune, une trentaine d'année, et vivait auparavant dans un grenier, qu'un vieil homme, l'ayant pris en pitié, avait bien voulu lui céder. Après la mort mystérieuse de l'homme, il avait dû quitter les lieux, et s'était dégoté le petit appartement avec les économies du vieux, trouvées par un hasard tout à fait fortuit dans un coffret dissimulé derrière un panneau de bois. Lorsque son ancien propriétaire était décédé, la police lui avait posé quelques questions, mais on avait conclu à un accident, et plus personne n'avait fait attention à lui. Jusqu'à une nuit où il s'était promené, et où, comme par hasard une jeune femme avait été assassinée.

Lorsqu'il arriva devant son immeuble, à la façade jaunie par les réverbères, la nuit tombait, et le fiacre était déjà là. Il monta. Sa malle avait été chargée, contenant toutes ses affaires, et le cocher donna un coup de fouet pour faire avancer les chevaux. Dans un dernier regard à sa rue, il laissa ses yeux capter les lumières de Londres, une ultime fois. Londres vibrait en lui. Il devait partir, il le savait, mais la ville allait lui manquer. Depuis quelques temps, la police commençait à s'intéresser à lui. Il avait été présent sur plusieurs scènes de crimes, même si son physique plutôt banal lui avait permis de passer inaperçu, des témoignages entrecoupés avait fini par mener à lui. Pas en tant que suspect, mais il était dangereux que la police pose des questions.

Le fiacre s'éloignait progressivement de la ville, vers Douvres où il pourrait embarquer. Il avait choisi Paris, comme prochain lieu d'habitation. Cette ville l'attirait. Il avait entendu tellement de choses sur l'environnement du lieu, qu'il lui tardait de parcourir les rues pavées de la capitale française. Il lui fallut plusieurs heures pour gagner la côte, puis il prit le bateau où il posa sa valise dans une cabine. Ce n'était pas une première classe, et il savait que, en cas d'incident, il serait sûrement le dernier secouru, mais il s'en moquait. Il fallait du temps pour traverser la Manche de nuit, mais les prévisions annonçaient une mer calme et un temps raisonnable, il devrait donc arriver au matin, peu après l'aube. Il s'allongea sur le lit, et fixa le plafond. Il n'avait pas vraiment dormi la nuit passée, pas plus que celle d'avant. Il ressentait les vagues qui s'écrasaient sur la coque, le vent qui soufflait à l'extérieur. Son corps était allongé, dans une cabine, mais son esprit revivait en songe ces années passées à Londres. Il voulait fixer dans sa mémoire chaque détail de la ville.

Lorsque le bateau accosta, il était toujours plongé dans ses pensées, et mit du temps avant de réaliser qu'il fallait sortir. Il traina sa malle hors de la cabine, se frayant un chemin dans la foule des passagers qui sortaient de leur cabine, entre les mères qui rassemblaient leurs enfants, les familles qui sortaient des valises refaites à la va-vite, et les anonymes seuls parcourant comme lui ce couloir comme s'il n'existait pas. On était loin du standing des premières classes, où des porteurs venaient prendre les valises, et où les passagers sortaient dans le calme, presque en rang, des cabines. Il atteignit le bout du couloir, monta quelques marches, puis sortit enfin à l'air libre.

Un Anglais à ParisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant