Une semaine plus tard, lady Judith et ses filles regagnèrent Thurston avec leur escorte. Quand elles arrivèrent, elles furent accueillies par messire Amaury et dame Adelise, Edwin étant occupé au village à superviser la réparation des ailes du moulin. Après les avoir saluées, le baron de Fougères attira Alinor à l'écart tandis que son épouse discutait de l'épidémie de fièvre infectieuse avec lady Judith et Aileen. Alinor suivit le Normand avec une sourde appréhension, car elle craignait qu'il ne lui annonce la dissolution de son mariage.
— J'imagine que vous devez être fatiguée par le voyage, milady, mais je préfère vous informer de la nouvelle avant que quelqu'un d'autre ne le fasse.
D'instinct, la jeune femme se raidit, s'attendant à une annonce tragique. Aussi, elle ne put cacher sa surprise en entendant la suite des paroles de son interlocuteur :
— Gautier s'est arrêté céans il y a quelques jours de cela. Il était en mission pour le roi et a fait halte pour la nuit.
— Gautier est venu à Thurston ? balbutia Alinor.
À l'idée que son mari avait séjourné dans la forteresse alors qu'elle était absente, Alinor se décomposa.
« Oh, Seigneur, quelle fatalité ! Si j'avais été présente, j'aurais pu lui faire part de ma grossesse. Cela aurait peut-être changé quelque chose et... Par le Christ ! Il a dû rencontrer Odeline de Verneuil ! Devant une telle beauté, il n'a pu qu'être séduit et... »
Alinor commença à trembler de manière incoercible, et sentit sa gorge s'étrécir alors qu'une inexplicable envie de pleurer l'envahissait. Le baron de Fougères s'avisa immédiatement de sa pâleur. Il décrypta sans mal les émotions qui se succédaient sur son visage et comprit qu'elle imaginait le pire. Touché par sa détresse manifeste, il voulut la rassurer :
— Ne vous inquiétez pas, milady ! Gautier était fort déçu de ne pas vous trouver au domaine.
— Odeline... le contrat...
Voyant les mains de la jeune femme agitées de tremblements, il posa ses larges paumes calleuses sur celles d'Alinor et emprisonna ses doigts glacés entre les siens avant de l'attirer dans un recoin de la salle et de la faire asseoir.
— Alinor, calmez-vous. Tout va bien. Gautier était très mécontent quand il a appris l'existence de ce contrat. Il était même furieux et nous en veut beaucoup. Il nous a affirmé qu'il ne souhaitait pas rompre votre union et nous avons cherché ensemble une solution à ce problème. Mon fils a peut-être trouvé une parade. Ayez confiance, milady. Mon épouse et moi-même regrettons profondément d'avoir pris cette initiative. Nous ne l'aurions jamais fait si nous avions su que Gautier était sur le point de s'établir. Croyez-moi, nous n'avons jamais voulu vous porter préjudice.
— Je vous crois, messire, et je vous remercie.
Légèrement rassurée, Alinor prit congé et monta dans sa chambre avec l'intention de se reposer. Elle avait peu dormi les jours précédents et la fatigue accumulée se faisait sentir. D'autant plus qu'à celle-ci s'ajoutait celle due à sa grossesse.
Quand elle entra dans son refuge, elle jeta un regard circulaire, s'attendant à voir le haubert de Gautier ou son heaume. Mais la pièce était telle qu'elle l'avait laissée avant son départ pour Emerson, il n'y avait nulle trace du passage de son mari. Un peu déçue, elle s'avança vers la petite table où était posé son nécessaire de toilette. Elle prit l'aiguière et versa de l'eau dans le bassin puis y plongea un linge propre. Avec soulagement, elle fit glisser le tissu mouillé sur son visage et sa gorge pour en ôter la poussière récoltée lors de la chevauchée. Puis elle se lava les mains et s'essuya avec un linge sec. La sensation d'épuisement se faisait de plus en plus forte, si bien qu'Alinor décida de s'allonger pour dormir un peu. Sans attendre la venue de Brynn, elle défit la large ceinture qui lui ceignait les reins et le ventre, délaça avec maladresse son bliaud avant de le passer par-dessus sa tête et de le jeter sur le coffre le plus proche.
Seulement vêtue de sa tunique de dessous, elle souleva la peau de mouton et, avec un soupir, elle se laissa choir sur la couche avant de ramener la fourrure sur son corps fourbu. Elle se tourna et se retourna pour trouver une position confortable, le visage enfoui dans l'oreiller, à la recherche de l'odeur de Gautier. Elle écarquilla brusquement les yeux en sentant quelque chose frotter contre son nez. Ce fut alors qu'elle remarqua un rouleau. Elle se redressa aussitôt sur les coudes, en alerte, les sourcils froncés. Un parchemin ?! Que faisait-il ici, dans son lit ? La jeune femme se saisit vivement de l'objet pour l'observer. Elle reconnut immédiatement le blason imprimé dans le cachet de cire. Le sceau de Gautier ! Et son prénom était tracé à côté ! Gautier lui avait laissé une lettre avant de partir. Que pouvait-il lui dire ?
Sans plus attendre, Alinor s'assit et brisa fébrilement le sceau, le cœur battant. Avec lenteur, elle le déplia, craignant tout à la fois que le message du Normand puisse la faire souffrir ou au contraire l'apaiser. La gorge serrée d'appréhension, mais aussi d'espoir, elle commença à déchiffrer l'écriture énergique de son mari.
» À toi, ma douce et noble épouse,
En mission pour notre sire, j'ai fait halte céans. J'ai été fort marri de ne point te voir. Ton frère m'a annoncé ton départ pour Emerson la veille de ma venue et je ne peux malheureusement prolonger mon séjour dans l'attente de ton retour.
À mon arrivée, mes parents m'ont informé de la promesse de mariage qu'ils ont contractée en mon nom auprès de la damoiselle de Verneuil, sous l'égide de la reine Mathilde. Sache que j'étais dans l'ignorance de leur projet et je le désapprouve.
Un devoir impérieux me force à quitter ces lieux en ton absence, mais je ne voulais point te laisser dans l'ignorance de mes intentions. Ton inquiétude doit être grande et j'ai à cœur de te rassurer.
En m'unissant à toi, je t'ai donné ma parole et sache que je ne la romprai pas. Sois sans crainte, mon Amour, tu es mienne depuis que tu m'as fait don de ta personne et tu le resteras. Si nécessaire, j'en appellerai à notre roi Guillaume.
Je n'ai point les tournures et l'aisance d'un ménestrel pour te complimenter, mais sache qu'à te côtoyer, des sentiments qui m'étaient inconnus jusque-là se sont emparés de mon âme et ont subjugué tous mes sens.
Grâce à la Providence, sans te chercher, je t'ai trouvée ; t'ayant trouvée, je t'ai désirée ; te désirant, je t'ai choisie ; t'ayant choisie, je te chérirai et te protégerai.
Sois certaine que tu m'es précieuse et que mes sentiments à ton égard sont concentrés en un lieu si étroit que je dirais hardiment qu'ils règnent seuls en moi. Ils ont fait leur propre maison en moi.
J'aspire à ce qu'un jour tu fasses tiens mes sentiments et que nous les partagions, de sorte que rien ne sera doux et insouciant pour l'autre s'il n'y a pas de bénéfice mutuel.
J'espère qu'après nos retrouvailles, Dieu bénira notre union par une descendance à la hauteur de ta beauté, de ta loyauté et de ton courage.
Ton époux dévoué.
Alinor dut s'y reprendre à trois fois pour déchiffrer la fin de la missive, car sa vision était brouillée par des larmes d'émotion. Certes, son Normand n'avait pas été dithyrambique et poète comme un ménestrel, il ne lui avait pas fait une déclaration d'amour en bonne et due forme, mais cela y ressemblait quelque peu. Il faisait preuve de prévenance et de délicatesse en la rassurant à propos de cette peste d'Odeline. Il lui avouait qu'il tenait vraiment à elle. Et surtout, il lui déclarait clairement qu'il souhaitait avoir des enfants avec elle. Elle n'avait plus aucune raison de craindre sa réaction à l'annonce de sa grossesse. Quelle malchance qu'il se soit arrêté à Thurston en son absence. Elle aurait tant voulu pouvoir lui annoncer de vive voix qu'elle portait son enfant en son sein !
Cette lettre a été inspirée par un texte médiéval, la correspondance entre Abélard et Héloïse.
VOUS LISEZ
Combat d'Amour - Tome 4 [Editions AdA septembre 2019 - autoédition 2023]
Historical FictionAlors que Gautier et Alinor reconnaissent enfin leurs sentiments, le devenir du couple est plus que jamais incertain. Tandis qu'Odeline de Verneuil exerce un chantage sur Gautier, il doit également faire face au danger et démasquer le traître qui se...