Chapitre 19 : Vivre

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L'incompréhension. Je crois bien que c'était tout ce que je pouvais ressentir sur le moment. Sous le choc, je n'étais plus capable de réfléchir de manière cohérente. Qu'on est atteint l'objectif était une chose, qu'il ait littéralement sauté dedans en était une autre. Sauter. Le vide. Dans le vide. Je n'arrivais pas à faire le lien. Pourtant, aussi absurde que m'avait paru cette action, je la reproduisis immédiatement. Ma voix n'avait pas fini de hurler, mon bras ne s'était pas encore abaissé mais mes jambes étaient déjà sur ses traces. Je n'eus pas une hésitation, même au moment de faire le grand saut, parce que ma conscience n'y était plus. J'avais balayé le doute le temps d'une action. Comme toujours, je choisissais d'agir plutôt que tergiverser, immobile. Ou plutôt, mon corps faisait ce choix à ma place. J'agissais par instinct. C'est pourquoi j'avais plus de mal lorsque celui-ci ne suffisait plus. 

Ainsi sans m'arrêter, pris par mon élan et appuyant soudainement sur mes appuies, je pris mon envol. Je ne touchais plus terre ni eau, pour la première fois, j'étais libre. Le vent ne traversait plus seulement mon visage mais aussi mon torse, mes jambes et toute la surface de mon corps. On aurait dit qu'il envahissait chaque recoin de mon être, chaque parcelle de ma peau, faisant disparaître le poids de mes vêtements, ou la conscience même de les porter. Ce bond, qui me faisait à cet instant découvrir le monde d'une hauteur différente, semblait m'offrir de nouvelles perspectives. J'avais un sentiment de supériorité, je dominais ce monde, et particulièrement celui-ci, cet inconnu. Ce monde si improbable, si absurde, si beau. Composé de spectaculaires chutes d'eau à la taille démesurée. Ce monde où tout semblait irréel et hors de porté. Ce monde ne pouvant qu'être une manifestation divine se trouvait à mes pieds. Moi, si petite, si simple, si laide face à ce spectacle hors du commun, le surplombais. Subjuguée, j'avais l'impression d'en devenir maître. 

L'action faisait toujours disparaître le doute, c'est vrai. Le rêve pouvait inonder la réalité d'un magnifique voile lumineux, c'est un fait. Mais tout aussi riche que ce voyage des milles et une sensation fut, il ne dura qu'un temps. Tout s'inversa. La vue des eaux fut remplacé par celle du ciel, et la sensation de vol fut suivi de celle d'une chute. Une lente et inexorable chute où le vent claquait violemment au visage et bien plus encore. Claque aussi violente et brusque que ce retour à la réalité, cette reprise de conscience et cet instinct qui te crie : ''C'est fini''. 

C'est le contact avec l'eau fraîche qui réactiva mon corps pour de bon, comme si le frisson qui me parcourait était un geste symbole d'un réveil trop longtemps attendu. Mes membres battirent en concert, affrontant les courants et les fonds marins. Cela suffit... pendant un temps. Si j'avais atterri dans une zone intermédiaire assez peu agité, les mouvements de l'eau m'avaient progressivement rapproché d'une nouvelle cascade et contre cela, mes faibles battements de bras n'y pouvaient rien. Je fus donc entraînée dans cette nouvelle chute, et ne pu plus rien contre l'attirance des fonds non plus. L'eau de mer envahissait déjà ma bouche, laissant un horrible goût salé dernier elle. L'oxygène, lui, se faisait plus rare, voire inexistant. Enfin, ma force partait avec. Entraînée dans une énième cascade et surement dernière, je sentis mes membres m'abandonner à mon triste sort. Saleté de paysage enjôleur, saleté de nature imbattable, imbécile de Rolf, imbécile de moi.

Je ne veux pas mourir.

Une vive douleur aux épaules me fit lâcher un cri. Un cri ? Je croyais mes poumons et ma gorge remplis d'eau. Je ne pensais plus pouvoir sortir de sons. Comprenant vite, j'ouvris yeux et bouche en un instant, reprenant vie en un souffle. De nouveau, je me trouvais au dessus de tout, mais cette fois, impossible d'être en pleine contemplation. Non, je regardais bien autour de moi mais le but était tout autre. Je cherchais. Je cherchais la source de cet envol, de ce sauvetage inespéré. De manière peu intelligente, je commença par regarder sous moi et à mes côtés, en bon vieux réflexe humain. Je faisais taire la sensation d'oppression de mes épaules et n'entendais toujours pas ce bruit de battements d'ailes, comme si je ne faisais que nier l'évidence. Finalement, mon regard se figea avant de progressivement se tourner vers les hauteurs. Chaque seconde gagnée à éviter cette découverte me valait une seconde de plus de sûreté, une seconde de plus de calme, mais surtout un rythme de moins en moins effréné de mes battements de cœur. Ils suivaient un tempo de plus en plus lent, comme celui de mon visage vers les cieux, se préparant à un arrêt total. Tout d'abord, je ne pus rien discerner grâce à l'intervention des rayons solaires, puis petit à petit une forme se détacha de la barre lumineuse pour finalement apparaître entièrement lorsque l'ombre des cascades le fit sortir de cette cachette naturelle. Majestueux ? Très certainement. Splendide ? Sans doute. Impressionnant ? Une évidence. Cette créature sortit des mythes de mon enfance n'avait plus rien à voir avec mon imagination enfantine. Non, l'image que j'en avais été loin, tellement loin de la réalité. Je découvrais pour la première fois cette légende du ciel, le dragon.

Comme prévu, tout s'arrêta, mon souffle, mes mouvements, mes pensées. J'étais perdu dans cette contemplation muette où je ne pouvais plus démêler la crainte de l'admiration; mon cerveau ayant déjà des difficultés à comprendre qu'il n'avait plus à s'éteindre, que tout n'était pas encore fini. Sans aucune délicatesse ni grâce, le dragon me fit rejoindre la terre ferme, avant d'atterrir lui même au sol de manière peu préparé. S'il se releva vite, je mis plus de temps avant de réagir à nouveau. Enfin, j'avais compris où on se trouvait. Un paysage de rêve, une créature mythique, un monde au delà de mon imagination. Il n'y avait pas deux endroits comme celui-ci. Ça ne pouvait qu'être le monde caché. Le problème était que s'il était terre de légendes, il était encore davantage une réserve où toute présence humaine y était prohibé. 

Il se relevait. Il m'avait sauvé. Mais il me surplombait, il était menaçant. Selon les adultes du village, ils n'étaient pas dangereux. Mais il s'approchait, les crocs en avant. Il m'avait sauvé. Mais il pourrait me déchirer d'un simple coup de patte. Ils n'étaient pas dangereux. D'un simple coup de mâchoire. Il n'était pas dangereux. En un instant. Pas dangereux. Quand il le voudrait. Dangereux. Vulnérable. Il était dangereux. J'étais vulnérable. 

Comme d'habitude, l'instinct fit un choix et le temps repris. Mon souffle, mes mouvements, mes pensées, toute cette mécanique se remis en route avec un objectif, la survie. Je ne pouvais tout simplement pas être vulnérable et au diable, les considérations morales ou divines, plus de reconnaissance, plus d'admiration. Ma main atteignit automatique ma jambe où se trouvait attaché en permanence une lame. Je n'avais pas le confort de mon arme fétiche mais peu importe, une arme restait une arme. Je ne me laisserai pas faire. Je suis une fière guerrière viking. Je suis une Hofferson. Je suis une professionnelle du combat. Et surtout..

Je veux vivre.

Rolf - Une nouvelle épopéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant